Les récents transports
du Droit pour la Mobilité

Par Antoine Guy, 1 septembre 2023 à 16:51

Polis

« Société » et « Droit » forment un couple fusionnel pour promouvoir le meilleur et éviter le pire, où législateur et citoyens s’interpellent, au gré des changements de paradigmes et des ruptures technologiques. Convoqué par des trajectoires sociétales disruptives, le législateur les anticipe a priori ou s’y adapte a posteriori. Ainsi en est-il de la « Mobilité ». Lointaine héritière des « Transports », elle navigue au confluent turbulent des technologies, de l’écologie, de l’éthique, du travail et des nouveaux usages. Livraisons uberisées, IA et conduite autonome, hoverboard futuriste, navette connectée, Google Taxis…


Les sujets de (ré)-volution vers un droit du transport augmenté ne manquent pas. Tel un débutant juché sur son « Segway », le législateur apprend en marchant. Sophia Mag a rencontré Tim Salem, chercheur en droit au GREDEG. Passionné de technologie, ce juriste 2.0 traque les trous dans la raquette juridique et propose des pistes d’élaboration d’un droit à la mobilité des usagers, analogue au droit à la santé, à la sécurité ou à l’éducation.

Apparition simultanée de l’automobile et d’un socle de droit applicable


Droit et mobilité, une histoire d’amour vieille de deux siècles. Le 30 mai 1851 était promulguée la loi sur « la police du roulage et des messageries publiques ». Les révolutions de la vapeur, du moteur thermique, du pneumatique entre la fin du 19e et le début du 20e, ont incité le législateur à règlementer la « circulation automobile ». L’ordonnance du 14 août 1893 du préfet de police de Paris Louis Lépine, imposant une « épreuve de conduite », puis les décrets du 10 mars 1899 et du 10 septembre 1901, ont unifié l’ensemble hétéroclite des dispositions existantes. À partir de 1905, diverses propositions d’usagers de la route aboutiront à la création officielle par décret le 7 mai 1921 du code de la route qui commence par cette phrase : « L’usage des voies ouvertes à la circulation publique est régi par les dispositions du présent règlement ». À cette époque, la technologie émergente a interrogé le législateur puis l’a forcé à produire un droit.


Transport : épaisse stratification des droits, conventions, règlementations 


Le millefeuille juridique et règlementaire régulant le transport terrestre est vaste, et ses sources juridiques nombreuses. Une première convention internationale proposant un socle commun de règles pour faciliter la circulation routière internationale a été signée le 19 septembre 1949 par 102 états. « Une seconde, signée à Vienne le 8 novembre 1968, est venue la compléter, définissant les éléments de droit international applicables à un VTM, véhicule terrestre à moteur. En France, la loi Badinter du 5 juillet 1985 est venue compléter ce dispositif pour faciliter et garantir l’indemnisation des victimes lors d’un accident, définissant au passage ce qu’est un conducteur, un véhicule terrestre à moteur et un accident. Le 26 décembre 2019, l’entrée en vigueur de la loi d’orientation des mobilités esquisse les prémices d’un droit à la mobilité. L’ONU fait adopter par ses membres en juin 2020 une convention internationale visant à règlementer la mise en service des véhicules autonomes », explique Tim Salem. L’Europe adopte le 28 juin 2022 « l’ajustement à l’objectif 55 », c’est-à-dire le cadre règlementaire visant à réduire les émissions nettes de gaz à effet de serre d'au moins 55 % d'ici à 2030, tout en prévoyant l’interdiction de mise sur le marché de moteurs thermiques après 2035. « La France a également commencé la mise en place du dispositif de la vignette Crit’Air pour règlementer l’accès des véhicules polluants (anciens) aux ZFE-m, zones à faibles émissions mobilité », ajoute-t-il… Force est de constater que le sujet fait couler de l’encre et nous n’en sommes peut-être qu’au début.


Surprendre le législateur : la trottinette électrique


Depuis une dizaine d’années, les trottinettes électriques, hoverboard, Segway, ont envahi les espaces de circulation de nos centres villes. « Il a fallu attendre le décret du 23 octobre 2019, pour que ces objets soient enfin assimilés à des véhicules terrestres à moteur », commente Tim Salem. Ce n’était pas le cas auparavant et cela occasionnait sur les trottoirs ce chaos dû à ces « ORNI », objets roulants non identifiés (du point de vue du droit). Ils tombent désormais dans le périmètre de la loi Badinter, doivent emprunter certaines voiries uniquement, respecter des limitations de vitesse, porter un numéro d’identification… et surtout engagent la responsabilité du conducteur en cas d’accident. L’innovation, en bousculant les usages, a obligé le législateur à réagir.


Incitation à l’initiative du législateur : télétravail et inclusion 


La mobilité concerne aussi l’accès des employés à leur lieu de travail. Amplifié par les confinements sanitaires et une désirable transition énergétique, la LOM de décembre 2019 a contribué à aménager les conditions d’exercice du télétravail sans négliger la cohérence avec le droit du travail et le droit des transports, proposant des incitations, des autorisations, plus que des interdictions. Les interdépendances sont nombreuses quand il s’agit de mobilité. La LOM souhaite aussi faciliter pour les personnes à mobilité réduite l’inclusion et l’accès aux services de la cité. L’ambition est moins neutre que louable. « Les investissements nécessaires sont estimés à 13 milliards d’euros jusqu’à 2022 et à 14 milliards pour la période 2023-2027 », souligne Tim. Sur ce volet, le législateur a dégainé le premier pour inciter et créer les conditions d’un désirable.


Un gros morceau : véhicule autonome et IA, homologation et engagement des responsabilités


Le véhicule autonome, par nature, interpelle. Dans quelle catégorie d’objet juridique tombe-t-il et dans le cas d’une IA embarquée, comment et qui doit engager sa responsabilité en cas de dommages ? Il convient de rappeler que les véhicules 100 % autonomes (classe 5) ne sont pas autorisés à circuler au sein de l’UE, ce qui permet aujourd’hui de ne pas envisager juridiquement le cas où l’IA est le conducteur, un casse-tête de définition des responsabilités en l’état actuel du droit.


« L’UE a classifié les IA selon une nomenclature à trois étages : haut, moyen et faible risque. Pour l’UE, l’IA d’une voiture autonome rentre dans la catégorie à haut risque », note Tim Salem. Les véhicules actuels homologués sont au maximum de la classe 3, donc semi-autonomes. Quand le conducteur a le contrôle du véhicule au moment du sinistre, la loi Badinter s’applique. En revanche si la conduite autonome était engagée au moment de l’accident, « l’UE reconnaît maintenant une présomption réfragable de lien de causalité vis-à-vis de l’IA », insiste Tim Salem. Classiquement, la charge de la preuve normalement incombe à celui qui prétend engager la responsabilité de celui qui aurait causé le préjudice. L’UE l’a renversée en l’internalisant dans le cas d’une IA pilote. La présomption du rôle causal dans le préjudice ne nécessite pas que le conducteur plaignant apporte les preuves de ses allégations.


Le flou juridique est ainsi levé, et en ce sens, le droit afférent au véhicule autonome, malgré l’absence de contrat de transport, se rapproche du droit du transport aérien, pour lequel les process de pilotage automatique des avions sont activés pendant au moins 90 % du temps. En cas d’accident, la compagnie condamnée à indemniser les victimes aura toute possibilité de se retourner contre le fabricant de l’avion, ou l’éditeur du logiciel de contrôle des commandes.


Évolution vers un droit de la « compliance »


Il reste donc, dans le cas de l’IA intégrée au véhicule autonome, à baliser les procédures d’homologation et à légiférer pour que les constructeurs prouvent, durant le cycle de vie du produit, l’innocuité de leur IA. Tim résume : « Cette vision se rapproche de celle du droit de la ‘compliance’ ». Les autorités étatiques régulent les acteurs en produisant un droit et des règles, font peser sur eux la charge de la preuve (on dit aussi « internaliser la contrainte »). In fine, elles se limitent à vérifier la conformité par rapport à un ensemble règlementaire, au moyen d’autorités administratives : l’ACPR en matière bancaire, l’AMF en matière financière, la CNIL en matière RGPD. Il semble qu’à terme une autorité de ce type pourrait voir le jour en matière de mobilité autonome.


Le droit du transport augmenté : reflet de notre rapport aux machines intelligentes 


La technologie, en vingt ans, a imposé aux sociétés des ruptures vertigineuses, et au droit un calendrier qu’il n’a pas l’habitude de suivre. Ces objets mobiles, connectés, électriques, autonomes, partagés, uberisés…, en explorant de nouveaux usages, ont bousculé le bon vieux « Droit du Transport », pourtant lui-même centenaire. Derrière ces questionnements de responsabilités et de charge de la preuve exprimés par les usagers ou le législateur, se pose finalement la question du statut de la machine « intelligente » par rapport à l’homme, son usager et son concepteur.


À priori la machine reste et restera juste une assistance. Le Droit, un tantinet conservateur par nature, est tenté de refléter la suprématie de l’homme sur la machine, lorsqu’il engage sa responsabilité. Incitations, autorisations, interdictions… les curseurs doivent être judicieusement positionnés pour favoriser le développement des technologies et de leurs usages, tout en protégeant le consommateur d’industriels apprentis sorciers. Une lapalissade, mais pourtant bien pertinente au cœur de ce qui émerge non pas juste comme le droit à la mobilité mais le droit universel du transport augmenté.


Parution magazine N°42 (septembre, octobre, novembre)

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