Cap sur l’ingénierie bleue, des élèves ingénieurs démocratisent la bande des 0 / -300 mètres

Par Magali Chelpi-den Hamer, 15 mai 2023 à 08:38, Sophia Antipolis

La Relève

Prenez 21 étudiants en sciences de l’ingénieur et donnez-leur 10 semaines pour développer un projet d’intérêt général. Il y a de grandes chances que vous soyez agréablement surpris du résultat. C’est le pari pédagogique de l’école des Mines de Paris. Si l’on ne présente plus son campus de Sophia Antipolis tellement elle fait partie de l’histoire de la technopole, l’école s’oriente résolument vers une augmentation de ses effectifs sur ce site et se positionne en partenaire incontournable du maritime, au service des territoires azuréens.

Depuis deux ans, Franck Guarnieri, directeur de recherche, et Sébastien Travadel, professeur, s’emploient à positionner le campus Pierre Laffitte en partenaire d’ingénierie au service de l’écosystème maritime existant. Le littoral maralpin et varois est riche en institutions scientifiques de renom - IFREMER, l’Institut de la mer de Villefranche, l’Office français de la biodiversité, l’Institut océanographique de Monaco - et il est tout aussi riche de collectivités qui sont tous les jours confrontées à des enjeux de gestion et de protection en lien avec la mer. Le projet pédagogique « Mines Paris pour l’Océan » est né du croisement de ces rencontres et de la volonté de l’école de développer ses effectifs d’élèves ingénieurs sur Sophia. Les élèves du cycle Ingénieur civil de l’école des Mines ont désormais la possibilité de s’initier à l’ingénierie bleue d’une manière très concrète, puisqu’ils engagent leur temps et leurs compétences sur des projets à enjeu sociétal fort.


Un engagement fort de l'école des Mines


L’école d’ingénieurs a en effet choisi de s’engager au niveau pédagogique sur des problématiques en lien avec le vivant et la biodiversité marine. Étonnamment peu exploré jusqu’à récemment (le paradigme industriel dominant étant la course aux profondeurs), l’espace maritime côtier, couvrant des profondeurs de 0 à -300 mètres, est apparu comme une évidence, et les élèves des Mines font partie des précurseurs qui s’y positionnent.


Financé entièrement en fonds propres pour l’investissement de départ, un plateau de 200 m2 a été équipé de matériels robotiques et informatiques, d’imprimantes 3D et de l’ensemble des outils permettant aux élèves de modéliser puis de concrétiser et de tester leurs robots sous-marins. Il y a une forte volonté de démocratiser les objets créés et d’utiliser des matériaux à bas prix que l’on trouve facilement dans le commerce. Les élèves utilisent des ordinateurs peu coûteux (de type raspberry) ; les machines sont entièrement réalisées en impression 3D à base de filaments en PLA (acide polylactique, un bioplastique) puis assemblées comme un Lego. Comme les machines ne descendent pas au-delà des 300 mètres de profondeur, pas besoin d’avoir des sphères en titane pour protéger l’électronique de la pression. Des cylindres en polyacrylate suffisent jusqu’à 100 mètres, de l’aluminium étant utilisé au-delà et jusqu’à 300 m. Pour l’optique, l’un des défis des étudiants a été d’intégrer des appareils photo performants, de les contrôler à distance et de tenir compte des effets de distorsion dus à la pression. Une équipe s’est attelée à développer l’ensemble de la chaîne de traitement d’images pour reconstituer des scènes en 3D puis y détecter des espèces avec des marges d’erreur maîtrisées pour des usages scientifiques. Dans cette approche, le premier réflexe est de chercher à neutraliser toute IA intégrée dans les équipements pour ne pas polluer les résultats par des projections d’algorithmes qui sont parfois très éloignés de la vraie donnée. 


Quand recherche et pédagogie s'entrecroisent pour l'intérêt général


À la demande de l’Office français de la biodiversité (OFB) et du parc naturel marin du Cap Corse Agriate, les étudiants des Mines ont planché cette année sur un projet d’ingénierie ayant pour finalité de réaliser la cartographie sous-marine côtière d’une espèce coralligène, la rhodolithe, dans la bande des 0 / - 300 mètres. Très peu d’images existent sur cette espèce et l’enjeu est donc né du souhait de constituer une banque d’images fiable en recensant la population de cette espèce sur un périmètre donné. D’année en année, au fil des mesures, il sera ainsi possible de diagnostiquer son état (est-ce qu’il y en a encore ? sur quelle surface ? à quelle profondeur ? quel est son niveau de croissance ?). Les étudiants des Mines collectent les images, les scientifiques du parc les catégorisent.


Deux robots sous-marins, Eugène et Léon-Poldine, ont été développés dans le cadre de ce partenariat. L’un a ses caméras embarquées en-dessous, donc cartographie une zone en la survolant ; l’autre a ses caméras embarquées en oblique, le robot vole donc littéralement pour ses prises de vue. Ne soyez pas surpris si vous les rencontrez un jour dans la piscine de l’hôtel Oméga, ils testent juste leur étanchéité et leur système de contrôle-commande. Les deux robots sont filoguidés, ce qui leur permet, d’une part, de remonter constamment des données via le câble de liaison et, d’autre part, d’éviter une pesanteur administrative importante puisque tout robot sous-marin non filoguidé tombe sous une règlementation particulière et doit faire l’objet d’une déclaration à la Préfecture maritime. 


Pour cartographier leur rhodolithe, les élèves ingénieurs ont donc travaillé à la fois sur des problématiques d’ingénierie robotique pour faire fonctionner une machine jusqu’à une profondeur de 100 mètres et à la fois sur des problématiques d’acquisition et de traitement de données en milieu aquatique. Pas de logique commerciale pour le moment et la focale a été mise principalement sur l’acquisition optique de données, même si de premières expérimentations d’un bras-tentacule sont visibles dans l’atelier en vue de faciliter des prélèvements. Pour la mécanique, les contraintes spécifiques à tout projet sous l’eau touchent aux problématiques de pression, de corrosion et d’étanchéité des machines. La question de l’énergie aussi n’est pas à sous-estimer. Il faut de l’éclairage pour faire de belles photos qui sont l’objet premier de la mission, et des moteurs sont nécessaires pour plonger, se stabiliser et remonter à la surface. Des batteries au lithium sont donc aussi embarquées et permettent une autonomie de 2 heures à 4 heures. Pour les prises de vue, les contraintes essentielles vont porter sur la préservation de la qualité. Un enjeu important du traitement d’image est d’éliminer la turbidité. Il faut ensuite composer avec la disparition progressive des couleurs. Plus on descend en effet, plus on les perd : le rouge en premier, dès quelques mètres de plongée, puis l’orange, le jaune, le vert. Il faut enfin gérer la distorsion, provoquée par les déformations des cloisons en verre de protection des appareils photo. Mieux vaut donc bien calibrer la mire. Mieux vaut aussi bien caler les appareils photo dans les cylindres pour ne pas qu’ils bougent et pour qu’ils restent étanches. Tout un travail de design a été pensé pour permettre cela jusqu’au déclenchement de la prise de vue à distance sur deux appareils simultanément afin de permettre une vision stéréoscopique.


Avec un encadrement pédagogique et un savoir-faire technique reconnu, les élèves de l’école des Mines sont capables de développer un prototype fonctionnel original en dix semaines pour un usage appliqué d’intérêt général, sans coût exorbitant, en se basant uniquement sur de l’impression 3D, sur de l’open source, et sur de l’informatique et de l’électronique grand public.


Recenser le vivant pour mieux comprendre le monde


Vingt-et-un jeunes viennent de participer à une entreprise de recensement du vivant. Le plus grand défi ici reste celui de l’exhaustivité. Comment déployer à grande échelle les techniques de collecte de données et de traitement d’images développées sur un périmètre donné sans se perdre en extrapolation IA-isée qui serait en trop grand écart avec la réalité ? Beaucoup de statistiques actuelles sont faites au doigt mouillé lorsque l’on recense le vivant. C’est vertigineux quand on y pense et que l’on réalise qu’au final, on ne sait pas grand-chose sur ce qui se passe sous la mer à quelques encablures du cap d’Antibes. En 2023, l’ambition du programme Mines Paris pour l’Océan est de participer activement au suivi des habitats remarquables du littoral azuréen. La longue visite à l'atelier de Jean Leonetti, président de la Communauté d'Agglomération Sophia Antipolis, confirme d'ailleurs l'intérêt des élus à engager leur territoire dans ces complémentarités. La dernière cartographie sur Antibes a été réalisée en 2011. Douze ans plus tard, il est plus que temps d’aller contrôler l’état de la biodiversité sous-marine locale.

Parution magazine N°41 (juin, juillet, août)

Qu’en pensez-vous ?

Donnez-nous votre avis

Pour vérifier que vous êtes une intelligence humaine, merci de répondre à ce questionnement lunaire.