Éloge de la naturalité,
Grasse et PRODAROM montent au créneau
Polis
Distillation d'une huile essentielle de lavande © Adobe Stock
Une dynamique de coopération discrète, souvent méconnue du grand public, est en train de se dérouler depuis quelques mois entre les acteurs industriels et les institutions européennes. L’épicentre est à Grasse et les enjeux sont importants pour le secteur fleuron de l’économie locale, les parfums et arômes.
Comme toujours, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Un postulat - naïf ? – est de réglementer pour mieux contrôler. A priori. En érigeant des barrières. L’actuelle mise à jour de la règlementation sur l’étiquetage, sujet ô combien anodin en apparence, ne passe toujours pas pour les professionnels du secteur. Au point que des Bulgares ont pris contact avec des Français sur les bancs de Strasbourg pour s’organiser et gagner du temps en déposant amendement sur amendement. La Bulgarie est le chef de file mondial pour la production et la commercialisation de l’huile essentielle de lavande, la France est le deuxième pays de l’Union européenne producteur d’huiles essentielles. Il n’en fallait pas plus pour concrétiser une alliance politico-industrielle de circonstance.
Grasse en figure de proue de cette coopération
Avec deux emplois sur trois du secteur localisés sur le bassin grassois, ce n’est pas une surprise si Jérôme Viaud s’est emparé du sujet pour créer le Club européen des maires des villes de la parfumerie en tout début d’été. Alerté par les professionnels du secteur sur les conséquences potentiellement néfastes du projet de révision du règlement européen de 2008 relatif à la classification, à l’étiquetage et à l’emballage des substances et des mélanges (le jargonneux CLP), il a hissé Grasse en fer de lance de la résistance et est allé chercher ses alliés au-delà des frontières. « Lorsque la Commission européenne a présenté sa stratégie pour une chimie durable visant à éliminer les substances les plus toxiques du marché européen, j’ai bien évidemment salué cette initiative qui, je le croyais, visait la chimie lourde et des produits régulièrement pointés dans les médias pour les pollutions dont ils sont à l’origine. Alors je suis resté abasourdi quand les professionnels ont commencé à m’alerter sur l’impact de cette stratégie qui risquait d’avoir des effets collatéraux sur la classification des extraits naturels en substances dangereuses. » C’est dit.
Galina Stoyanova, la maire de Kazanlak en Bulgarie, capitale de la rose bulgare (et opportunément jumelée avec Grasse), est le premier édile à être approché. Emil Boc, le maire de Cluj-Napoca en Roumanie, ancien Premier ministre, est le second. C’est ensemble qu’ils s’organisent pour lancer le Club européen des maires des villes de la parfumerie avec pour premier combat, la reconnaissance de la spécificité des produits naturels dans la stratégie européenne pour une chimie durable et la modification du projet de révision pour défendre la naturalité. Le cheval de bataille est finalement assez simple. Les terroirs et champs cultivés font pleinement partie du secteur des parfums et arômes naturels et n’ont pas besoin d’être plus malmenés qu’ils ne le sont aujourd’hui avec la concurrence des produits de synthèse.
PRODAROM en stratège
Quel avenir donc pour les ingrédients naturels dans la parfumerie européenne ? Philippe Massé est président délégué général du Syndicat national des Fabricants de Produits aromatiques (PRODAROM) qui regroupe les grandes entreprises du secteur, dont plusieurs entreprises locales au rayonnement international - Mane, Robertet, Payan Bertrand, IFF, DSM-Firmenich, Argeville, Gazignaire, Niel, et sur Sophia Cosmo pour n’en citer que quelques-unes. Les entreprises membres de PRODAROM sont des fabricants de matières premières aromatiques et des créateurs de compositions parfumantes, et constituent la partie industrielle en amont des marques. Pragmatique, Philippe Massé nous explique pourquoi ce changement de règlementation pose problème. « Dans le nouveau projet de règlementation, les produits naturels ne sont pas considérés comme une substance mais comme un mélange de substances. » Le diable est dans ce détail. Et cette nuance a le potentiel de dénaturaliser l’industrie.
Si l’on étudie au microscope la composition d’une absolue ou d’une huile essentielle, on s’aperçoit que comme dans toute matière, l’infiniment petit nous confronte à une diversité de molécules différentes. Un extrait de rose peut contenir plus d’une centaine de molécules différentes, aromatiques et non aromatiques. En soi donc, une absolue ou une huile essentielle est une substance complexe. C’est un ensemble de molécules différentes, comme dans toute matière, ce n’est pas un mélange intentionnel. La particularité cependant est que les matières premières naturelles utilisées en parfumerie et arômes sont très complexes à travailler. La dose de chacune des molécules a toujours vocation à changer car les caractéristiques inhérentes à la matière première varient aussi constamment.
L’effet olfactif est différent en fonction de la période de récolte, de l’endroit où la matière première est récoltée, de la composition du sol de culture, de la température, de l’exposition... Autrement dit, quand un industriel fabrique deux absolues, l’une à partir d’une matière première qui est récoltée très tôt le matin et rapidement transformée, l’autre à partir de la même matière première qui est récoltée l’après-midi et qui va fermenter, l’effet obtenu ne sera pas le même.
En matière de règlementation, les industriels du parfum ne sont pas des cowboys. Depuis 50 ans, l’IFRA (International Fragrance Association) s’appuie sur les travaux d’un panel d’experts indépendants, le Rexpan, et sur le RIFM (Research Institute for Fragrance Materials) pour produire les standards du secteur en matière de sécurité d’usage. Cela peut être des standards d’interdiction ou des standards de dosage en fonction de la destination du produit.
Si le projet actuel de nouvelle règlementation européenne est implanté tel quel, l’effet le plus direct sur les industriels sera de remettre en cause pas mal de formules. Car si l’une des 600 molécules qui composent la matière première naturelle est classée CMR (cancérogène, mutagène et/ou reprotoxique), ciao le parfum préféré, et tant pis si le dosage est infinitésimal. Philippe Massé regrette la tendance actuelle où tout est perçu comme danger et où l’on sort trop de parapluies. « On est en train de diaboliser des essences qui sont 100 % naturelles. C’est absurde. Sur 4 300 matières premières utilisées en parfumerie, 950 produits sont d’origine naturelle. Huiles essentielles, absolues, concrètes... En volume, les huiles essentielles représentent 40 % des ingrédients naturels qui sont utilisés dans le secteur des parfums et arômes, les autres produits naturels 60 %. Cela va devenir compliqué pour un parfumeur de créer son parfum... »
Quand on utilise une matière première en parfumerie, il y a bien sûr l’intérêt olfactif de la matière première, mais il y aussi l’aspect coût qui va entrer en jeu à un moment donné et une question à se poser pour un industriel est de savoir s’il va pouvoir, financièrement, utiliser une composition parfumante spécifique pour un usage précis de consommation (parfum, cosmétiques, shampoing, voire même agroalimentaire) en continuant d’utiliser des matières premières naturelles. Aujourd’hui, les créateurs de parfums et d’arômes sont très aidés de logiciels informatiques spécifiques. Paramétrés de manière fine, ils permettent de gérer le développement de la formule, tant au niveau de la sécurité qu’au niveau de son prix de revient. La concurrence des produits de synthèse est forte dans ce secteur car ils sont souvent moins coûteux à produire qu’une transformation longue de produit naturel. En Pays de Grasse, les savoir-faire liés au parfum ne sont pas prêts de s’éteindre. Dans les derniers dix ans, une vingtaine de nouvelles exploitations agricoles a vu le jour, signe du regain d’intérêt pour la naturalité chez les industriels, et ces savoir-faire ont été inscrits sur la liste représentative de l’UNESCO du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Loin de l’effet marketing.
Un calendrier politique qui s’accélère
Dans cette course d’influence pour refaçonner le CLP, pas le temps de souffler entre deux échéances politiques. Il ne faut rater aucune étape sinon tout le plaidoyer déjà fait risque de repartir de zéro. Jusqu’au 30 juin 2023, c’est la Suède qui assurait la présidence du Conseil de l’Union européenne. Le dernier jour du mandat suédois, le COREPER1 a été réuni sur divers sujets dont la CLP pour tenter de trouver un consensus sur les sujets épineux. Deux décisions ont été prises sur le sujet qui nous concerne. D’une part, supprimer l’article 5.3. du projet de révision du règlement CLP concernant les substances complexes dans la rubrique portant sur l’identification et examen des informations disponibles sur les substances (fait), et d’autre part, intégrer une période de transition de quatre ans pour se mettre aux normes de la nouvelle règlementation afin de permettre aux industriels de trouver des solutions réalistes. Reculer pour mieux sauter certes, mais tout reste bon à prendre. La prochaine échéance est le vote au Parlement à l’automne. PRODAROM, IFRA et Cosmetics Europe portent un plaidoyer commun, d’autres associations du secteur ont d’autres agendas. Difficile de faire consensus au vu des intérêts variés des industriels et tout aussi difficile de convaincre les représentants de partis. Le résultat du vote au Parlement n’en reste pas moins une étape importante. Environnement, travail, industrie, santé, agriculture sont autant de secteurs qui vont être potentiellement touchés par ce changement règlementaire. L’objet n’est pas d’interdire les matières premières naturelles mais de mieux informer de leur composition, sans aiguiser d’hystérie, en anticipant les effets domino possibles d’interdiction.
Éloge de la naturalité
90 % de la production française de lavande et de lavandin vient de la région Sud et de la Drôme provençale. La bataille CLP est la première à mener. Le projet de révision à venir du règlement européen de 2007 REACH qui porte sur les risques liés aux substances chimiques est tout aussi préoccupant pour l’avenir de l’utilisation des matières premières dans les secteurs industriels de la parfumerie et des arômes. À suivre…
1 Le COREPER est une instance qui réunit les représentants de chaque Etat Membre. Il occupe une place centrale dans le système de prise de décision de l'Union européenne. Il coordonne et prépare les travaux de toutes les réunions du Conseil et tente de trouver, à son niveau, un accord qui sera par la suite soumis au Conseil pour adoption.
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