Hydrogène maritime
un long dimanche de fiançailles

Par Antoine Guy, 2 septembre 2024 à 10:32

Énergivores

L’hydrogène solution zéro émission ? Cela semble une évidence. Comment ne pas succomber à un gaz qui après combustion ou oxydoréduction délivre de l’énergie en ne rejetant que de l’eau ? Malheureusement, sa production énergivore et son transport coûteux refroidissent les enthousiasmes, ne l’adoubent pas aussi vert que prévu, et obèrent la rentabilité d’une filière qui peine à grandir. Pierre Marlinge, chef de projet Naval et Nautisme au sein du pôle Mer Méditerranée, dresse un état des lieux. Si l’heure H n’a pas encore sonné dans le maritime, les progrès sont bien visibles.

Plus de conteneurs mais moins de GES : un défi paradoxal


Qui n’a pas été surpris ou inquiet devant l’étendue du Tetris formé par les empilements disciplinés de conteneurs sagement alignés dans les grands ports de commerce ? Ces Lego multicolores pour géants ne cessent de se multiplier, mondialisation oblige. Selon l’Organisation maritime internationale (OMI), le fret mondial est passé de 2,6 milliards de tonnes en 1970 à plus de 12 en 2024. 50 000 cargos et pétroliers sillonnent aujourd’hui les mers pour convoyer 90 % du commerce mondial, responsables de 3 % des émissions totales de gaz à effet de serre. Toujours selon l’OMI, cette trajectoire, si aucune inflexion ne se profile, propulsera ce pourcentage à 17 en 2050.


Les options d’évolution ne sont pas légions. Réduire le volume des échanges commerciaux ? L’appétence du genre humain pour ce sport semble irrépressible et le compteur des victoires des apôtres du « local » sur ceux du « global » reste bloqué sur des altitudes proches du niveau de la mer. Allons alors voir du côté du smartship. Optimiser le chargement des navires, élaborer des routes plus économiques en surfant sur les courants et les vents ? L’IA, les prévisions météo et l’imagerie satellite s’y emploient, pour des résultats intéressants, mais malheureusement à la marge.


Reste finalement le greenship et ses énergies alternatives, vertueuses de leur décarbonation. Depuis quelques années, les cargos équipés de voiles naviguent moins sur les houles imaginaires des auteurs de science-fiction que sur celles bien réelles des océans. Les flottes de cargo ont débuté leur mutation vélique et revendiquent des gains d’énergie de 10 à 20 %, à l’image de « Grain de Sail » ou de « Hisseo » pour qui une certaine lenteur de livraison devient un argument porteur.


Le greenship pourra-t-il s’affranchir des énergies fossiles, quitter le port d’Utopie pour réconcilier maritime propre avec mondialisation heureuse ? C’est une question de temps.


Heureusement qu’avec l’hydrogène il y a de l’eau dans le gaz !


Le maritime recrute et a ouvert un poste de carburant alternatif. L’hydrogène, le plus petit atome de la classification de Mendeleïev puisqu’il siège en haut à gauche du tableau périodique, et pourtant le plus répandue dans l’univers (75 % de sa masse estimée), fait figure de candidat très sérieux. Avec son unique proton et son unique électron, ce nain atomique utilisé comme carburant, marié à l’oxygène comme comburant, produit une explosion propre à faire tourner un moteur, devenant alors un géant vert puisque seule de l’eau sera rejetée… pas la moindre mole de GES.


Deuxième exploitation possible, encore plus vertueuse : la pile à combustible, un générateur électro-chimique catalysant l’intérêt de nombreux chercheurs dans le monde depuis plusieurs décennies. L’hydrogène injecté dans ce dispositif produit un courant pour charger des batteries ou alimenter un moteur électrique et ne rejette que de l’eau. Additionnellement, l’Europe a mis les e-carburants sur une rampe de lancement prometteuse.


En théorie, l’homo ecologicus, avec l’hydrogène, détient son énergie alternative non seulement pour le maritime, mais pour sa mobilité… au sens propre : une source polyvalente ne produisant aucune émission de GES. Que ne le savions-nous pas ?


« J’ai des problèmes pour vos solutions »


En physique, la simplicité apparente s’accompagne souvent d’une complexité cachée. À l’état naturel sur la planète bleue, l’hydrogène est très rare, sa production par électrolyse ou vaporeformage énergivore et émettrice de GES, son transport et son stockage délicats et coûteux, obérant la rentabilité de toute la filière et douchant nos espoirs. Si le moteur à hydrogène revendique un rendement honorable proche de 40 %, l’association d’une production d’hydrogène par électrolyse avec la meilleure pile à combustible pour générer un courant électrique avoue un rendement global indigent de 20 %. La mariée se présente certes belle mais un brin capricieuse. En résumé, l’hydrogène fascine les chasseurs de GES, mais peine à convaincre les industriels. « L’hydrogène est avant tout un moyen de stocker de l’énergie électrique », rappelle Pierre Marlinge. « Sa filière traditionnelle ″production-acheminement-consommation″ n’est pas encore pleinement structurée et le prix au kg de l’hydrogène demeure trop important pour motiver la demande, quand bien même une offre mature existe », ajoute-t-il.


Émergence, mobilisation, structuration. Une filière locale voit le jour


Le verre (d’hydrogène), s’il n’est pas encore plein, n’est pas vide pour autant. Hynova Yachts (La Ciotat) a développé le tout premier day boat à hydrogène au monde et NepTech (Aix-en-Provence) a conçu des navettes à passagers H2 ready. « Les motorisations à hydrogène développées pour les bus et les camions sont adaptées aux besoins des bateaux de cette taille, jusqu’à 200 passagers et 20 tonnes de marchandise pour la plus grosse unité chez NepTech », commente Pierre Marlinge. « Pour ce type de navires, les freins viennent du manque d’infrastructure d’avitaillement. Les ports doivent satisfaire à un cahier des charges environnemental et réglementaire exigeant. Le manque d’espace sur les quais rend l’implantation de stations de distribution d’hydrogène difficile. La réglementation doit évoluer. En l’absence de retour d’expérience, les organismes qui certifient ce type de navire (CRS) s’appuient sur des exigences héritées des règlementations propres aux très gros navires, ce qui accroît le prix de revient du bateau. »


Hynova Yachts a créé EPHYRA pour fournir à ses clients une solution complète bateaux et bornes de recharge. NepTech, avec son concept H2 ready, autorise de troquer facilement une motorisation classique contre une solution pile à combustible le moment venu. eHP2, co-lauréat du dispositif France 2030, fait parler de lui grâce à son moteur à hydrogène, destiné à l’aéronautique mais qui intéresse les chantiers navals.


…mais aussi à l’international


Feadship, le chantier naval de référence hollandais, a annoncé en mai 2024 le lancement de « projet 821 », un yacht de 120 m, mu par 16 piles à combustible, et équipé d’un réservoir à hydrogène maintenu à -253°C. La rumeur prétend que cette luxueuse nef a été vendue pour 600 millions d’euros à Bill Gates, l’iconique fondateur de Microsoft devenu activiste climat. Cet évènement aux allures de coup marketing montre cependant que l’ingénierie marine monte en puissance sur le sujet hydrogène. Le lyonnais SAPAIC MOTEURS BERNARD travaille à la mise au point d’un moteur d’un mégawatt, à comparer aux puissances de 300 kilowatts actuellement utilisées sur les bus et les camions. « Il manque actuellement un banc de tests de taille suffisante pour les moteurs d’une puissance supérieure ou égale au mégawatt. C’est un autre frein au développement pour le maritime de moteurs à combustion », explique Pierre Marlinge.


Le croisiériste PONANT a dévoilé son projet Swap2Zero dont le lancement est prévu en 2030. Ce paquebot transocéanique vise le zéro émission de GES en navigation, en manœuvre, au port et au mouillage. En s’appuyant sur six technologies de rupture, ses concepteurs ont imaginé un mix vertueux, associant l’éolien, le solaire, des énergies décarbonées et non fossiles basées sur des piles à combustible.


En parallèle, le démonstrateur Energy Observer 2, combinant propulsion vélique et hydrogène, se veut une préfiguration des cargos du futur : « Avec #EnergyObserver2, nous souhaitons réunir les meilleurs industriels et mettre au point un navire de transport polyvalent de taille moyenne, qui navigue sans émission de GES », a déclaré Victorien Erussart, PDG du projet, lors du dernier One Ocean Summit de Brest. « Nos adhérents innovent aussi pour optimiser la dépense énergétique des services à bord : eau chaude, climatisation, cuisine, etc… », souligne Pierre Marlinge.


Diminuer les coûts de transport de l’hydrogène: les e-carburants


Le transport de l’hydrogène pur nécessite des compressions de l’ordre de 700 bars ou des températures proches de -250°C, requérant une dépense d’énergie importante et obérant la rentabilité de l’opération. Associer l’hydrogène à d’autres éléments change le paradigme. Ainsi l’ammoniaque (NH3), 1 atome d’azote et 3 atomes d’hydrogène, se transporte sans danger dans des conditions normales de température et de pression. Récemment, des chimistes américains de Princeton et de Houston ont mis au point un process utilisant des LED classiques, extrêmement économique en énergie, pour séparer l’azote de l’hydrogène en brisant les liaisons NH3. Une startup, Syzygy Plasmonics, industrialise déjà le process.


En parallèle, Pierre Marlinge souligne que « le géant américain AIR Product, l’équivalent d’Air Liquide en France, vient de lancer le projet NGHC, NEOM Green Hydrogen Company en Arabie saoudite ». Cet investissement de 8,4 milliards de dollars près du site de Neom, la cité du futur saoudienne, va faire naître la plus grande unité mondiale green de production d’ammoniaque, alimentée en énergie par de titanesques fermes solaires et éoliennes. 600 tonnes d’hydrogène vert produites quotidiennement par électrolyse de l’eau de mer, ensuite combinées avec l’azote (le composant le plus présent dans l’atmosphère) issu d’une phase dite de séparation de l’air, génèrera 1,2 millions de tonnes d’ammoniaque annuellement. Le précieux liquide transporté ensuite par tanker (à hydrogène ?) vers Rotterdam sera confié à une méga usine de séparation par procédé LED qui craquera la molécule en hydrogène et azote. Restera à distribuer l’hydrogène aux consommateurs hollandais et européens.


Changer « carbure » en « gène », mais surtout garder « hydro »


Le chemin vers un hydrogène vert et économique reste tortueux mais quand nécessité fait loi, la recherche, l’industrie, les pouvoirs publics, au-delà des frontières et des barrières, trouvent des voies de coopération. Finalement, apprivoiser l’hydrogène profite à la connaissance, à l’industrie, à l’économie, et qui sait, va contribuer à une géopolitique plus empreinte d’humanité. N’est-ce pas là la justification des crises ?


Et puis les énergies fossiles, comme leur nom l’indique, viennent des poubelles de dame Nature. Passer des hydrocarbures à l’eau revient à échanger le carbone contre l’oxygène pour (re)-trouver de l’hydrogène, troquer un élément porteur de mort pour un autre porteur de vie. Est-ce un choix ? Plutôt une évidence.




Le pôle Mer Méditerranée, labellisé pôle de compétitivité en 2015, rassemble 500 entreprises et institutions adhérentes, soutient par un processus de labélisation pour les régions Sud et Occitanie, l’innovation dans le maritime selon six domaines d’action stratégiques : 1/ Défense, sûreté et sécurité maritimes ; 2/ Naval et nautisme ; 3/ Ressources énergétiques et minérales marines ; 4/ Ressources biologiques marines ; 5/ Littoral et environnement marin ; 6/ Ports, infrastructures et logistique. Pierre Marlinge, chef de projet « Naval et Nautisme » rappelle la mission du pôle Mer Méditerranée : « Construire une économie bleue décarbonée et souveraine, porteuse de croissance durable et d’emplois d’avenir ».

Parution magazine N°46 (septembre, octobre, novembre)

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