Peut-on politiser la science ?
L’ambition européenne de DestinE

Par Magali Chelpi-den Hamer, 16 juin 2025 à 22:51

Planète bleue

Initiative phare de la Commission européenne, le programme Destination Earth vise à développer un jumeau numérique fin de la Terre à l'échelle globale. Au centre, surveiller et prédire l'évolution des interactions entre les phénomènes naturels et les activités humaines avec la finalité d’informer le politique pour prendre à temps les mesures idoines. Thales Alenia Space est responsable du développement de la plateforme d’interface avec les utilisateurs. Loïc Rognant, responsable de la conception de systèmes d'observation de la Terre, et Serge Rainjonneau, responsable technique sur le programme DestinE, ont éclairé la rédaction sur cette plateforme audacieuse.

Destination Earth. In fine, le souhait de cloner la Terre pour voir comment elle va en temps réel. Cette idée, pas du tout farfelue, de la Commission européenne, est actuellement mise en œuvre par trois agences européennes : l’Agence spatiale européenne (ESA), l’Agence européenne de satellites météorologiques (EUMETSAT) et le Centre européen pour les prévisions météorologiques à moyen terme (ECMWF) qui, par le biais du programme Destination Earth, - DestinE pour les intimes - entendent bien développer un jumeau numérique précis de notre planète. Les sceptiques crieront à une énième logique d’empilement. Qui ne développe pas en effet aujourd’hui son jumeau numérique, à commencer par des avatars fades ? Pour Loïc Rognant : « Beaucoup de gens font une confusion. C’est vrai qu’il y a une prolifération ces temps-ci de créations de jumeaux numériques, notamment dans l'industrie. Dans le spatial, nous réalisons des doublons numériques d’objets physiques pour tester les différents stress sur les équipements par exemple, mais le jumeau numérique dans le cadre de Destination Earth est très différent. L'objectif est de suivre scientifiquement l’évolution en temps réel du changement climatique en utilisant les données satellite pour obtenir une vue globale. »


L’approche se base sur trois grandes étapes et a pour chapeau le cadre du pacte vert européen. La première étape est d’arriver à modéliser des phénomènes environnementaux globaux à grande échelle. La deuxième est d’arriver à être capable de vérifier que ces modèles restent représentatifs de la réalité. La troisième étape, but ultime, est de pouvoir faire ce qu'on appelle du « What if… ? », c'est-à-dire de la simulation à partir de modèles fiables. Une approche prospective en somme. On se projette dans le futur pour pouvoir prédire l’évolution du changement climatique et ses impacts, notamment dans les zones habitées, afin que des décisions informées, pesées et efficaces soient prises.


Nul ne peut critiquer un tel objectif. Force est cependant de souligner que quelle que soit la qualité des scénarios présentés, le passage des What if à une action efficace ne sera pas simple au vu de la complexité du couple administration/politique et de la difficulté bien réelle d’emmener l’ensemble du monde dans la même direction. S’il s’agissait d’être bien informé pour entreprendre des actions pertinentes, les ours polaires ne se feraient plus de poils blancs et nous n’en serions pas là aujourd’hui. La traduction en action de résultats scientifiquement prouvés se confronte en plein au capacitaire qui varie fortement d’un contexte à un autre, aux enveloppes financières allouées qui relèvent de véritables luttes budgétaires intestines institutionnelles, enfin, aux priorités politiques du moment qui ont tendance à être court-termistes et limitées géographiquement. Les enjeux globaux ont du mal à se frayer un chemin dans les différentes strates décisionnaires…


L’enjeu d’une infrastructure IA souveraine


Sous la houlette de la Commission européenne, le programme DestinE est piloté par trois institutions. La première agence à être impliquée est le Centre européen pour les prévisions météorologiques à moyen terme (ECMWF) qui est en charge de la modélisation scientifique et de l’ensemble des calculs pour réaliser des jumeaux numériques fiables. La deuxième institution est l’Agence européenne de satellites météorologiques (EUMETSAT). C’est cette institution qui est en charge du « lac de données » (Data Lake), c’est-à-dire du référentiel centralisé qui permet le stockage d’importants volumes de données qui sont organisées par la suite pour pouvoir être traitées d’une manière efficace. La troisième agence est l'Agence spatiale européenne (ESA) qui est responsable de la « core » plateforme, autrement dit, qui est responsable du développement de la plateforme d’accès DestinE, le point d’accès où va arriver l’ensemble des utilisateurs pour pouvoir découvrir, exploiter et analyser les ressources du système.


Comme l’explique Loïc Rognant : « Ce qui est visé à terme est la modélisation de grandes échelles. Un périmètre planétaire, continental, sous-continental ou régional. Le programme a démarré en 2021 par le volet modélisation. Un an plus tard, c’est le volet Data Lake qui a commencé puis en 2023 le volet sur la plateforme d’accès que suit Thales Alenia Space. »


Cette modélisation ambitieuse repose sur l'utilisation de calcul haute performance (HPC en anglais pour High Performance Computing). Une initiative européenne, EuroHPC, s’est structurée autour de l’Union européenne, de quinze États membres et de partenaires privés pour développer un écosystème d'énormes supercalculateurs en Europe (on les désigne par « usines IA » ou « AI Factories ») afin d’asseoir la souveraineté numérique européenne sur de bonnes bases. « L’idée derrière ces infrastructures est de permettre à tous les utilisateurs européens d’être proches de l'un de ces supercalculateurs afin de répartir au mieux les capacités de calcul et de faire profiter un maximum de monde de la ressource numérique. » Le volume de données à traiter augmente en effet de manière exponentielle et certains temps de calculs d’IA mettent plusieurs semaines sur des calculateurs plus classiques…


Les premières fabriques d'IA représentent un investissement estimé à 1,5 milliard d'euros dont la moitié sera financée par l'UE. Ces fabriques ont vocation à être hébergées par des entités technologiques et de recherche de premier plan situées dans toute l'Europe. Les lieux d’implantation physiques des premiers écosystèmes sont en Finlande (LUMI depuis mi-2022, puis LUMI AIF au CSC à Kajaani à partir de fin 2026), en Espagne (MareNostrum depuis fin 2023, puis BSC AIF au centre de supercalcul de Barcelone à partir de fin 2026), en Italie (Leonardo depuis mi 2023, puis IT4LIA à CINECA, sur la technopole de Bologne), au Luxembourg (Meluxina depuis mi 2021, puis Meluxina-AI à LuxProvide, Bissen), en République tchèque (Karolina au IT4Innovations NSC à Ostrava depuis mi 2021), en Bulgarie (Discoverer au Sofia Tech Park à Sofia depuis fin 2021), en Slovénie (Vega à l’IZUM - Institut de sciences de l’information à Maribor depuis mi 2021), au Portugal (Deucalion au FCT – Fondation pour les sciences et technologies à Guimarães depuis fin 2023), en France (Jules Verne, qui sera hébergé au CEA en région parisienne à partir de fin 2025), en Suède (MIMER, à l’université de Linköping à partir de mi 2026), en Allemagne (université de Stuttgart) et en Grèce (Daedalus hébergé au GRNET à Athènes sera mis en opération à partir de mi 2026 et Pharos, qui sera hébergé au GRNET à Athènes à partir de fin 2026).


Si personne ne conteste qu’une algorithmie puissante est nécessaire pour que l’Europe reste souveraine et continue de peser en matière numérique, le virage qui a été pris passe par de méga-infrastructures coûteuses. D’autres options existent mais ont moins convaincu à date.


La plateforme de DestinE


La phase 1 de la mise en œuvre du programme de Destination Earth s’est terminée par le lancement d’une première version de plateforme le 10 juin 2024 en Finlande, lors d’une cérémonie officielle. Les premiers utilisateurs ont pu accéder à la première génération de l'infrastructure, aux données et aux services. Le système va continuer à évoluer jusqu'en 2030. Comme l’explique Serge Rainjonneau : « Tout de suite après le lancement, il y a eu des ajustements, en particulier sur les droits d'accès et le volet cybersécurité. Certaines données sont sensibles en effet, même si on part de données qui sont ouvertes initialement. Quand on les diffuse au travers de jumeaux numériques, elles gagnent en sensibilité, il faut donc rester prudent. » Et Loïc Rognant poursuit : « Typiquement, la plateforme permet d’anticiper de manière fine les problématiques de sécheresse, l’impact du réchauffement climatique sur l'agriculture… On va pouvoir estimer des conséquences réalistes en termes économiques et en termes de déplacements de populations. On ne peut pas ne pas contrôler l’accès. On a donc fait les ajustements nécessaires en ce sens après le lancement. En septembre 2024, la deuxième version de plateforme a remplacé la première. »


La plateforme ayant vocation à informer le politique, au-delà de l’accès, un autre enjeu réside dans le fait d’avoir une fiabilité et un contrôle d'intégrité de bout en bout. Dans le cadre de la composante gérée par l’ESA, Thales Alenia Space est responsable de la cybersécurité de toute la plateforme et doit garantir la traçabilité de toutes les données. Loïc Rognant reprend cette image : « Comme pour l'alimentaire ou le médical, il faut savoir d'où vient l'image satellite, de quel satellite spécifique, par quel algorithme elle a été traitée, par qui, sur quelle plateforme… Ces informations sont nécessaires pour garantir la fiabilité, depuis la source jusqu’à l’usager final. C’est comme une carte d’identité de la donnée finalement. S’il y a une anomalie, on veut savoir dans quelle usine la donnée a été produite, par quel processus, et ainsi de suite, pour remonter jusqu’à la source du problème. C’est compliqué à faire en pratique car les algorithmes changent régulièrement, au rythme des mises à jour. » Pour garantir la cybersécurité, Thales Alenia Space a proposé à l’ESA la mise en place, en parallèle de la protection des données, d’un processus pour sceller les logiciels qui sont régulièrement installés sur la plateforme par les utilisateurs pour éviter qu’ils ne soit intentionnellement transformés ou infectés par un acte de malveillance. Un logiciel scellé deviendrait ainsi une boîte noire et personne ne pourrait modifier l'algorithme qui est à l'intérieur.


En termes de sources, l’héritage direct de DestinE est l’historique des données d'observation de la Terre qui viennent de l'ESA, en particulier les données des missions Copernicus acquises à partir du début des années 2010. Avec les données météorologiques ou climatologiques, on peut remonter sur trente ans. EUMETSAT les stocke depuis le début des années 90 et les utilise pour réaliser les modèles tendanciels climatologiques. D'autres données d'observation de la Terre complémentaires, issues de satellites commerciaux (achetées par les agences environnementales ou par l'ESA), sont également disponibles sur la plateforme. Un ensemble de données cartographiques sert également de référence, issues des agences, comme l'IGN, qui recensent des informations de type cadastre et routes. Un utilisateur va aussi pouvoir ajouter des collections de ses propres données. Cela peut être des relevés de capteurs de drones ou de ballons stratosphériques par exemple, ces données peuvent aussi être des informations collectées par de simples citoyens engagés dans une démarche de sciences participatives (à condition d’être validées pour intégration dans les données de la plateforme). L’idée est ainsi de constituer une grande base de données vérifiées et continuellement mise à jour, mesurant la complexité et la variété des phénomènes environnementaux de la planète. La Terre est scannée sous toutes ses coutures !


La plateforme du programme DestinE va aussi permettre d’accéder à des Data Spaces européens où sont rassemblées des informations de natures très différentes. Des cartographies anonymisées de pathologies par exemple, ce qui va par exemple permettre d’aider à corréler les impacts d'un phénomène avec une pathologie.


L'originalité de DestinE est de rassembler les disciplines, les usages, les profils d’utilisateurs et un volume important de données archivées fiables basées sur des mesures réelles qui peuvent permettre de faire des ponts. Jusqu'à récemment, un climatologue n'avait rien à dire à un ingénieur agronome, qui lui-même n'avait rien à dire à un météorologue. Par son approche résolument holistique, la plateforme DestinE se donne l’ambition de donner à voir les interconnexions. L’objectif est d’accompagner concrètement les décideurs par le truchement des modélisations pour les aider à prendre des décisions qui soient les plus informées possible sur des bases scientifiques sûres et fiables.


Encore faut-il que le politique prenne la peine d’écouter les sciences. À toutes ses strates, géographies et périmètres.





Encadré 1

Si je prends un exemple, je peux vous dire que la pollution dans les Vosges ne provient pas uniquement de France, elle vient aussi d'Allemagne. Ce sont les courants de vent naturels qui descendent de la vallée du Rhin qui aspirent et siphonnent la pollution de la Ruhr. C’est cela qui souffle sur les Vosges. C'est là où l’on voit bien cet effet globalisé et la nécessité de travailler tous ensemble. Je suis peut-être le pollueur de mon voisin et un autre voisin est pollueur chez moi. On ne peut pas appréhender ces phénomènes en vase clos.


Encadré 2

En phase de test, on a conçu une IA qui a pu détecter toutes les usines qui avaient des cheminées et qui pouvaient ainsi être source de pollution. L'IA a ensuite classé ces usines par nature et on a pu isoler toutes les usines qui faisaient de la production d'électricité à partir du charbon. On a pu déterminer l'épandage de fumée, le volume de CO2 émis, le nombre de tonnes de charbon... Cependant, nous nous sommes vite rendu compte que ces données étaient critiques car elles donnaient aussi accès à la localisation d’infrastructures stratégiques. C'est là où vous percevez cette ambivalence entre civil, économique et militaire. Une information a priori bienveillante et protectrice pour l'environnement peut être détournée à de mauvaises fins.

Parution magazine N°49 (juin, juillet, août)

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