Biot, Abidjan et des journalistes
un trait d’union d’honneur
avec le prix Stéphane Frantz di Rippel

Par La rédaction, 1 décembre 2023 à 08:39

Le Monde vu de Sophia

Peu savent que le 4 avril est un triste anniversaire. Et pourtant c’est le jour où une personne ordinaire avec des attaches biotoises a sacrifié sa vie pour sauver celle de quinze journalistes. La Ville de Biot a souhaité rendre un hommage pérenne à Stéphane Frantz di Rippel et à sa famille en créant un prix littéraire éponyme qui récompense des journalistes pour leur travail d’investigation. Retour sur cette 2e édition qui s’est tenue après la tempête le 20 octobre dernier à la Villa des Amandiers.

Abidjan, 4 avril 2011. En pleine crise postélectorale ivoirienne. L’étau se resserre en capitale et les violences montent encore d’un cran. Le quartier du Plateau est au cœur des tensions. En son centre, le Novotel, à proximité de la Sorbonne ivoirienne, ce forum de politique de rue qui a fait tant de mal au pays pendant des décennies. Depuis décembre, le pays a deux présidents. Quand un groupe d’hommes en armes s’introduit au Novotel début avril, la bataille d’Abidjan vient de commencer.


Stéphane Frantz di Rippel dirige le Novotel depuis décembre. S’il est familier des violences urbaines ordinaires africaines (il est en poste en Afrique de l’ouest depuis 2005), il assiste en temps réel à la dégradation rapide des conditions sécuritaires dans ce énième durcissement politique de l’histoire ivoirienne. Il a 46 ans. C’est un père de famille, un fils, un frère et un compagnon aimé. S’il adopte toujours une posture rassurante devant les résidents de l’hôtel, il fait part de son inquiétude à ses proches quand il les a au téléphone. Il sait qu’une évacuation prochaine est dans le champ des possibles. Le contexte est ultra-militarisé par les parties au conflit. L’armée régulière est écartelée entre les deux présidents et une myriade de supplétifs miliciens des deux bords, plus ou moins encadrés, quadrillent Abidjan dans un contexte où quelques années plus tôt, un mot d’ordre a été « À chacun son Français ».


Ils entrent. Au 7e étage de l’hôtel, ce 4 avril, Stéphane Frantz di Rippel va nier la présence de journalistes dans son établissement. C’est lui qui sera pris ce jour-là, avec Yves Lambelin, directeur de la SIFCA, un grand groupe agroalimentaire ivoirien, Chelliah Pandian, directeur général d’une filiale de la SIFCA, et Raoul Adeossi, également employé du groupe. Tous les quatre seront battus à mort. Une semaine plus tard, la Côte d’Ivoire n’a plus qu’un président.


Parmi la quinzaine de journalistes qui étaient au 8e étage ce jour-là, Omar Ouahmane, Michel Scott et Grégory Philipps. Le 20 octobre 2023, le jour de la remise du prix à la Villa des Amandiers à Biot, en présence de la famille Frantz di Rippel, ils ont tenu à raconter ce que cet homme a fait pour eux. Ils étaient à distance, conflit au Proche-Orient oblige, ce qui n’a rien enlevé à l’émotion du moment.


« Lorsque ces hommes en armes sont venus nous chercher, il n’a pas hésité à nous protéger. Pendant très longtemps, les premières années après son décès, j’ai été incapable d’évoquer cette histoire. C’est une histoire extrêmement triste, dramatique, et au fond s’il nous a sauvé la vie, il a aussi incarné ce que nous défendons au quotidien, à savoir un sens de l’honneur. Ce nom, Stéphane Frantz di Rippel, il faut continuer à le marteler et il faut rappeler que son geste a sauvé la vie de journalistes. Ce prix doit durer, la lumière de Stéphane Frantz di Rippel doit être transmise d’année en année pour rappeler que son geste n’a pas été vain. Ce geste nous a permis - et nous permet encore aujourd’hui - de faire notre travail. Il nous a permis de continuer à vivre. » C’est en visio depuis un hôtel au Proche-Orient qu’Omar Ouahmane s’est exprimé en ces termes.


C’est Jacky, le père de Stéphane, un Biotois aujourd’hui décédé, qui a souhaité rendre hommage à son fils. Avec l’appui de Jean-Michel Poupart, responsable des événements à la Mairie de Biot, et de Martine Aufeuvre, adjointe au maire déléguée à la Culture, l’idée de créer un prix littéraire destiné à récompenser des ouvrages d’investigation écrits par des journalistes est passée de la théorie au concret. Le 20 octobre 2023 en marquera la seconde édition. Le maire de Biot, Jean-Pierre Dermit, s’est exprimé ainsi: « Ce qu’a fait Stéphane Frantz di Rippel est profondément généreux. Beaucoup à sa place ne seraient pas allés jusque là. Or ce jour-là, par son sacrifice, il a permis à des journalistes de continuer à exercer leur profession en contexte violent et de rendre compte au monde de ce qui se passait. »


Guillaume Auda est l’auteur de Jeunes à crever sur le procès des attentats du 13 novembre 2015, et a été lauréat du prix de la Ville de Biot. Il était en Côte d’Ivoire entre décembre 2010 et janvier 2011. Lui aussi logeait au Novotel et lui aussi a côtoyé Stéphane Frantz di Rippel. « Je couvrais les violences postélectorales et j’ai rencontré cet homme. J’ai de cette période des souvenirs épars qui ont été réactivés quand j’ai appris que j’avais été nominé pour ce prix. À l’instar de mes collègues, je me rappelle que Stéphane Frantz di Rippel avait ce souci constant de rassurer les journalistes que nous étions. Le climat de violence était alors assez fou. Je me rappelle qu’avec mon collègue, nous nous étions mis à regarder les faux-plafonds de notre chambre en nous demandant s’il y aurait un moyen de s’y planquer au cas où des groupes armés débarqueraient. Alors quelques mois plus tard, quand j’ai appris que Stéphane Frantz di Rippel avait donné sa vie pour sauver celle de journalistes, cela m’a profondément bouleversé. Je couvrais à ce moment-là les printemps arabes. Et puis j’ai éteint cette histoire. Quand on m’a nominé pour ce prix, je me suis senti immensément fier et honoré. Pour ce que ce prix raconte de l’humanité des hommes et des femmes qui donnent leur vie pour sauver celle de gens qu’ils ne connaissent pas. Dans la vie, on se demande parfois ce que l’on aurait fait pendant la guerre, sous l’occupation. Est-ce qu’on aurait été Jean Moulin ou au contraire un collabo ? Qui est capable de répondre à cette question ? Personne. Moi j’ai la certitude que Stéphane Frantz di Rippel aurait été résistant. Il l’a prouvé ce 4 avril. Et voilà pourquoi ce prix m’honore autant à titre personnel. Ce prix doit être porté. Le nom de Stéphane Frantz di Rippel doit être dit. »


Biot, Abidjan et le grand reportage ont une histoire commune désormais en étant liés par ce prix.


Et c’est une histoire qu’il faut faire connaître.




Ouvrages en lice


Les enfants du purgatoire, de Claude Ardid, aux Éditions de l’Observatoire

La Brigade de protection de la famille, ex-Brigade de protection des mineurs, est cette unité de police qui recueille les témoignages d’enfants et adolescents victimes de violences et qui mène les enquêtes. Le journaliste Claude Ardid a passé deux mois en immersion à la BPF de Marseille. Enquête entre maltraitance, incestes, affaires de mœurs et pédopornographie.

Claude Ardid est grand reporter pour Charlie Hebdo, Envoyé spécial, Complément d’enquête, Nice Matin.


Jeunes à crever, de Guillaume Auda, aux Éditions Le Cherche-Midi

Après les scènes d’horreur du Bataclan vint le temps de la justice. Pendant dix mois, Guillaume Auda s’est rendu tous les jours aux audiences du palais de justice. Lui qui avait couvert en reportage l’émergence de l’État islamique et qui fut parmi les premiers journalistes devant le Bataclan le soir du 13 novembre, puis à Molenbeek lors de la traque des terroristes, s’est totalement immergé dans ce procès.

Guillaume Auda est grand reporter. Il a notamment couvert les printemps arabes et la crise postélectorale ivoirienne et a été correspondant à Jérusalem pour France 24, RTL, iTélé et Canal+.


Les aurores incertaines, de Samuel Forey, aux Éditions Grasset

Le Caire s’est embrasé et des milliers de révoltés ont pris d’assaut la place Tahrir, centre névralgique de la capitale. Samuel Forey prend une décision radicale. Du jour au lendemain, il quitte Paris et s’envole vers l’Égypte. S’ensuit une odyssée de six années au Moyen-Orient. Carnet de route, journal intime et récit initiatique, Les aurores incertaines nous emmène au cœur des tourments de ce début de siècle.

Samuel Forey est correspondant à Jérusalem pour Libération et Le Soir.


Nos amis les Saoudiens, de Audrey Lebel, aux Éditions Grasset

C’est l’histoire d’un soutien français à une monarchie absolue dont on n’ose prononcer le nom. Où l’omerta et les tabous sont rois. Où, depuis l’arrivée d’un jeune prince sans expérience, sanguinaire et colérique, règnent la terreur et la corruption. Audrey Lebel nous offre une enquête inédite sur les relations franco-saoudiennes et lève le voile sur l’aveuglement complice du pays des droits de l’Homme.

Audrey Lebel est une journaliste indépendante qui collabore notamment à La Revue Dessinée et au Monde diplomatique.


Silence dans les champs, de Nicolas Legendre aux Éditions Arthaud

Depuis les années 1960, le système agro-industriel fait naître des empires transnationaux et des baronnies rurales. Il crée des usines et des emplois. Il entraîne la disparition progressive des paysans, l'asservissement de nombreux salariés de l'agroalimentaire, l'altération des écosystèmes et la généralisation de la nourriture en boîte. La violence est son corollaire. Le silence, son assurance-vie. Immersion glaçante dans le principal territoire agro-industriel de France : la Bretagne.

Nicolas Legendre est journaliste au Monde.


La mort fantôme, de Guerric Poncet aux Éditions du Rocher

Depuis que la guerre existe, les assassinats ciblés en font partie. L'objectif ? Supprimer un personnage jugé stratégique chez l'ennemi. De l'espion isolé aux commandos lourdement armés, de la fiole de poison au missile de croisière, tous les moyens sont bons. La mort fantôme esquisse cinq scénarios d'éliminations ciblées du futur en prenant en compte les nouvelles armes qui sont déployées.

Guerric Poncet est journaliste au Point et spécialiste des questions de défense.



Lauréats

Samuel Forey, Prix du Jury

Claude Ardid, Prix des lecteurs azuréens

Guillaume Auda, Prix de la Ville de Biot


Jury

Denis Carreaux (Nice-Matin), Patrick Forestier (Paris-Match), Arthur Frayer (lauréat 2022), Christophe Lamfalussy (lauréat 2022), Gilles Lefèvre (France Télévision), Marc Lomazzi (Lauréat 2022), Omar Ouahmane (Radio France), Grégory Philipps (BFM), Violaine Ill (Radio France), Benjamin Sportouch (ARTE)


Parution magazine N°43 (décembre, janvier, février)

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