IA et Mobilité,
un mariage de raison, arrangé, et pour tous

Par Antoine Guy, 1 septembre 2023 à 11:58

De Tech à tech

Après Deep Blue, AlphaGo, le robot SOPHIA et ChatGPT, on imagine aisément, pour un mordu de l’IA, le défi que représente le véhicule autonome presse-bouton. La réalité des besoins a mis le projecteur sur les navettes autonomes en environnement contraint. Plus simples et mieux adaptées, elles séduisent les « Smart Territories ». Ces programmes soutenus par le ministère de la Transition écologique favorisent l’économie locale, de nouveaux services et la résilience des territoires. 


Sophia Mag a rencontré Ezio Malis, responsable à INRIA de l’équipe ACENTAURI, Artificial intelligenCE and efficieNT Algorithms for aUtonomous Robotics, Frédéric Precioso, enseignant-chercheur au Laboratoire I3S d'Université Côte d'Azur, membre de l’équipe MAASAI, Models And AlgorithmeS for Artificial Intelligence conjointe avec INRIA et le CNRS, Diane Lingrand, enseignante-chercheuse au Laboratoire I3S d'Université Côte d'Azur dans l’équipe SPARKS, Scalable and Pervasive softwARe and Knowledge Systems, et enfin Paulo Moura, directeur adjoint Innovation et Partenariat à l’IMREDD.

Mobilité : une évolution perpétuelle


Au début du siècle, en pleine révolution copernicienne déclenchée par la naissance du smartphone, le vocable « mobilité » signifiait « faire des mails » et « surfer » depuis sa chambre d’hôtel. En 2023, la mobilité a pris du poids grâce aux pas de géant réalisés par l’IA. Son périmètre s’est élargi à nombre de SAIV (Secteur d’Activité d’Importance vitale) intriqués dans les territoires, bien au-delà des seules télécommunications. 


Au risque d’enfoncer des portes déjà ouvertes, rappelons que depuis trente ans, l’anthropocène, par des crises conjoncturelles ou structurelles (météo extrême, pandémie, cyberattaques, pénuries diverses…), interpelle les collectivités sur des sujets majeurs d’adaptation : climat, biodiversité, énergie, eau, alimentation, santé, urbanisme, travail, transport…


La mobilité s’inscrit désormais dans cette grande « fresque » territoriale où les interdépendances nombreuses menacent les collectivités de paralysie par effet domino. La résilience des « smarts » territoires se définit par leur capacité à assurer une continuité des services opérés par les OIV (Organismes d’Importance vitale) avant, pendant et après une crise. Dans ce contexte toutes les mobilités (traduisez véhicules robotisés et leurs nouveaux usages) terrestres, aériennes, maritimes, sont attendues pour jouer un rôle en sûreté, santé, surveillance, transports, livraison, revitalisation des déserts sociaux, services aux personnes… Les chercheurs, les ingénieurs, les élus, les opérateurs mènent des expérimentations sur de nombreux cas d’usage pour lesquels l’IA par apprentissage s’est taillée la part du lion.


Des robots autonomes, hybrides, collaboratifs et connectés tous azimuts 


L’équipe ACENTAURI et ses « IAgénieurs » travaillent sur une première famille de robots autonomes pour le transport des biens et des personnes, et sur une seconde orientée surveillance de l’environnement (incendies, attaques de parasites, stress hydrique…). « Nous mettons au point des algorithmes efficaces où nous hybridons de l’IA classique basée ‘ modèle ’ avec de l’IA basée ‘ données ’ de type machine learning », explique Ezio. « Nous étudions les possibilités de la collaboration entre un véhicule et son drone associé. Le robot dispose alors d’une vision bien plus fine et plus profonde de son environnement, et son IA peut ainsi prendre de bien meilleures décisions », ajoute-t-il. Pour parfaire l’interprétation de la « scène » qui les entoure, les véhicules autonomes communiquent avec les RSU (Road Side Unit), la signalétique de bord de route.


(Re)-jouer aux petites voitures sur circuit pour apprendre par simulation 


Un des grands défis de l’IA réside dans la qualité et quantité des données d’apprentissage. « Aux États-Unis, l’approche se focalise sur la voiture individuelle pour VIP. Tesla l’a même contractualisée. Ces voitures communiquent toutes leurs données de conduite vers les serveurs de monsieur Musk pour faire progresser les algorithmes. En Europe, l’IA mobile se pense moins individuelle et plus collective... plus ‘ modeste ’. Nos règlementations RGPD sont contraignantes. C’est pourquoi nous avons opté pour la simulation sur circuit à l’échelle 1/10e », déclare Frédéric. À INRIA, en partenariat avec Valeo, des modèles réduits, bardés des mêmes capteurs que les prototypes réels (caméras et Lidar), évoluent sur un circuit où les possibilités de scénarisation et de rejeu d’une situation sont presque illimitées. « En cas d’accident, c’est beaucoup moins cher et moins dangereux qu’avec un prototype à taille réelle. Imaginez un peu, bloquer à des fins d’expérimentation l’échangeur de Saint-Laurent-du-Var, mais dont la configuration accidentogène nous intéresse énormément ? », ajoute Frédéric réaliste.


« À Mandelieu, sur un rond-point très encombré, un enfant remontait de la plage masqué par l’énorme crocodile gonflable qu’il portait. Notre algorithme n’avait pas appris qu’un crocodile pouvait traverser un rond-point à 1,5 m du sol ! C’est aussi pour cela que nous simulons avec des Playmobil », complète Diane amusée. La simulation est-elle aussi efficace, et sera-t-elle suffisante pour homologuer juridiquement un véhicule autonome ? « Entre une IA entraînée avec des données réelles ou avec des données simulées, la différence de la distance d’arrêt du robot se mesurera-t-elle en centimètres ou en mètres ? » Frédéric confirme que les équipes de recherche dans le monde ne disposent pas (encore) d’une réponse définitive à la question.


Appétence des territoires pour les navettes autonomes 


En France, les projets de navettes autonomes personnalisées soutenus par les pouvoirs publics bourgeonnent. Les Frenchies en pointe sont Easymile, Milla Group, le groupe Lohr et Navya. Des navettes circulent entre « Nantes-Atlantique » et « Neustrie », le terminus de la ligne 3 du tramway nantais, la « Demoiselle » assure la liaison entre la zone d’activité de la Duranne et la gare Aix-en-Provence TGV, tandis qu’à Montpellier des droïdes de la startup TwinswHeel livrent des colis postaux. Autre cas d’usage : une navette convoie les touristes entre la gare de Vernon et les nymphéas de Giverny. Dans l’Indre, à « Cœur de Brenne », des navettes autonomes ont désenclavé, sur un parcours de 37 km (un record), quatre villages de cette communauté d’agglomération comptant onze clochers.


« La technologie est là et fonctionne bien pour une navette isolée. La circulation sur route ouverte en interaction avec l’humain est plus complexe. Mais le plus compliqué reste le niveau d’acceptabilité des usagers et le soutien des territoires », martèle Paolo. « Nous sommes aussi en lien avec le Japon, la Chine, l’Allemagne, l’Espagne, les États-Unis sur des expérimentations analogues, mais aussi avec les acteurs du grand projet 5G Open Road en île de France (Saclay, Vélizy …) », surenchérit-il. Ce consortium expérimente, autour des possibilités communicantes de la 5G, une impressionnante palette de nouveaux services de mobilité urbaine, pour les livraisons, les transports collectifs, l’assistance aux personnes…


Six cas d’usage à l’essai dans les Alpes-Maritimes


« Dans notre département, nous menons six expérimentations phares : Valberg pour les besoins de l’arrière-pays et les stations de ski, Mandelieu pour les spécificités du tourisme littoral où nous simulons grâce à un jumeau numérique de la ville et des modèles réduits, Cannes pour l’évènementiel, Nice Métropole, Carros et Cagnes pour la logistique en zones d’activités industrielles et commerciales », termine Paolo. Son équipe utilise la méthode « Analyse 360 » pour bâtir des cas d’usage selon trois piliers : technologique, sociologique et économique.


Crise du passé, métamorphose pour l’avenir


Dans Notre-Dame de Paris, Victor Hugo fait dire au prêtre Frollo « Ceci tuera cela », anticipant la substitution des grands livres de pierre par l’imprimerie. Paolo confesse aimer cette citation qu’il applique à un monde où l’IA déferle. Il pense a contrario qu’elle va améliorer mais pas tuer. Certes des emplois comme les « chauffeurs » risquent de disparaître au profit d’autres comme les « superviseurs » qui éviteront les pathologies du dos. Diane résume : « Le vrai défi de la mobilité est de réduire les obstacles qui empêchent l’utilisation des transports collectifs. Le vrai frein vient de ce déficit en désirabilité. »


Mobilité : la tentation du télétravail


À Sophia, les confinements Covid ont modifié la perception du télétravail, côté employés et employeurs. Désormais plus souhaité par les uns et mieux accepté par les autres, il a catalysé une diminution du trafic pendulaire. Une crise, si douloureuse soit-elle, peut changer radicalement des comportements pourtant profondément ancrés dans nos rituels.


Navettes collectives contre véhicule individuel : le bon sens a tranché


L’automobile nécessite l’apprentissage de la conduite et l’IA la conduite de l’apprentissage. Le discours « voiture autonome » des débuts a opéré un glissement sémantique discret vers la « navette autonome ». Environnements contraints, cas d’usage validés, évolution vers des territoires intelligents, neutralité carbone et résilience, acceptabilité et cohérence économique… les justificatifs sont nombreux pour légitimer les navettes autonomes personnalisées. Les défis techniques sont moins ardus mais surtout l’offre rencontre une vraie demande. 


Comme toujours, l’innovation ne tient pas debout par la simple fascination qu’elle suscite. Elle doit répondre à un besoin des usagers, dans un cadre économique viable. Tous ces programmes ENA en cours le démontrent.

Parution magazine N°42 (septembre, octobre, novembre)

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