Tracer ce que fait l'IA
Cet enjeu majeur à ne pas rater
De Tech à tech

Olena Kushakovska, présidente de SAP Labs France © DR
Face à l’emballement mondial pour l’intelligence artificielle, Helen Kushakovska, présidente de SAP Labs France, appelle à une rupture de modèle et milite pour une IA plus sobre, plus spécialisée, plus transparente. Dans cet entretien, elle revient sur les limites physiques du développement à tout prix, l’avenir de l’IA dans les entreprises, les enjeux énergétiques, et l’émergence possible prochaine d’IA dotée de sens.
Faire des limites budgétaires une force
Les modèles d’intelligence artificielle, notamment les modèles génératifs, sont très énergivores. Est-ce que cela vous semble soutenable à long terme ?
Non. Le principal défi environnemental est l’entraînement des modèles puisque cette activité concentre la plus grande consommation d’électricité, et donc l’essentiel de la pollution générée par le secteur numérique.
En Europe, nous n’avons pas les mêmes budgets que les États-Unis ou la Chine. Cela nous pousse à penser autrement. Par exemple, nous explorons des pistes comme les modèles plus petits, plus spécialisés, et par le traitement en local des données, grâce au edge computing. C’est cette approche plus efficiente de l’intelligence artificielle qui permet aussi d’utiliser moins de données et moins d’énergie. Une contrainte à la base (moins de budget) devient une force.
Le recours à l’énergie renouvelable est également une voie importante pour diminuer l’empreinte carbone de l’intelligence artificielle. Mais ces sources ne sont pas toujours stables ou prévisibles et il faut pouvoir compenser les variations. La disponibilité de l’électricité est devenu un enjeu stratégique pour les investisseurs. Dans ce contexte, la France a un vrai atout avec son parc nucléaire et sa politique énergétique à long terme. Cela compte beaucoup, surtout pour des entreprises comme Mistral qui doivent entraîner leurs propres modèles en Europe et qui ont de gros besoins en énergie.
Innovation et transition écologique sont-elles compatibles ?
De votre point de vue, l’IA peut-elle servir d’outil pour accélérer la transition écologique en cours? Peut-on concilier innovation technologique et impératifs climatiques ?
Je pense que oui, à condition de bien l'utiliser. Dans les chaînes d’approvisionnement, par exemple, l'IA permet de simuler rapidement des ruptures, d’adapter les itinéraires logistiques, d’anticiper les hausses tarifaires ou les contraintes douanières et de s'adapter au mieux, quasiment en temps réel. Nous avons par exemple un client dans le transport maritime, et dans son cas, en cas de blocage sur une route en mer Rouge, l’IA permet d’optimiser concrètement les itinéraires de livraison en évitant la rupture de chaîne. Autre cas concret : l’incertitude actuelle sur les tarifs douaniers américains pousse les entreprises à recalculer en temps réel leurs zones de production et de distribution. Là encore, l’IA est décisive et permet d’aider à prendre les décision les plus optimales.
Je crois que nous pouvons concilier innovation technologique et impératifs climatiques à condition de ne pas reproduire les mêmes modèles qu’ailleurs. En Europe, nous ne gagnerons pas la course à la puissance « brute ». Par contre, nous pouvons inventer d’autres chemins, plus sobres, plus efficaces, plus frugaux. L’intelligence artificielle n’a pas besoin d’être massive pour être utile. Son bon usage compte bien plus que sa taille. D’autant que dans le monde, nous avons utilisé peu ou prou toutes les données en libre accès pour entraîner les modèles de l’IA. L’innovation technologique de l’intelligence artificielle passera plutôt par l’efficience.
Vers une intelligence sensorielle et autonome ?
Demain, l’IA ne se contentera plus de générer des textes ou des images. Elle interagira avec le monde physique. Qu'est-ce que cela signifie concrètement ?
Si nous poussons encore plus loin le mimétisme entre l’intelligence artificielle et les humains, effectivement, l’étape d’après pour ces outils sera d’apprendre comme nous le faisons nous : c’est-à-dire avec l’ensemble de nos sens. Cela suppose un couplage avec des capteurs (vue, sons, odorat, toucher) entre robots et IA. En acquérant du contexte, l’intelligence artificielle sera encore plus pertinente et ses réponses plus proches de nos attentes.
Certaines IA pourraient développer leur propre langage. Est-ce un scénario plausible ?
Si on réfléchit, nos langages sont trop complexes pour elles. Trop de lettres muettes, trop de règles de syntaxe... Si elles veulent aller plus vite, droit au but, elles pourraient très bien s’échanger des données dans un format optimisé en adoptant entre elles leur propre langue pour se parler. Par exemple, je souhaite obtenir une présentation de la situation financière de mon entreprise avec des propositions de perspectives. Je vais choisir de confier les différentes tâches à plusieurs outils IA, en visant le mieux entraîné pour chacune des différentes tâches. La première IA va analyser les chiffres, la deuxième sera meilleure pour établir un plan stratégique et la troisième sera excellente pour réaliser une belle restitution de tout ça avec des graphiques et du texte. Mais pour s’échanger les informations entre eux pendant l’exécution de la tâche demandée, comment ces trois outils IA vont-ils « se parler » ? C’est à cette étape qu’un langage ex nihilo peut naître.
Vous craignez donc un manque de lisibilité dans les chaînes d’IA ?
Oui. Le risque, c’est de perdre la traçabilité des décisions, puisqu’aucun humain ne pourra « lire » les étapes de réflexion de l’IA qui ont conduit au résultat final proposé. Comment contrôler ce qu’on ne comprend pas ? Et qui garantit que l’intention de départ est bien respectée ?
Pas de pause prévue en R&D
Si vous travaillez au quotidien au développement du secteur du numérique, il vous suffit de vous absenter deux semaines pour que le paysage évolue. Un rythme accéléré qui pousse les entreprises à la prudence. Pourquoi investir dans une innovation qui sera obsolète dans quelques mois, ou tout du moins qui ne sera plus l’innovation au cœur de toutes les discussions ?
L’intelligence artificielle atteindra peut-être un plateau dans son évolution technologique. Si les ressources ne suivent plus - données, énergie, serveurs – nous devrons nous adapter et mieux exploiter les technologies existantes.
Mais je ne crois pas à un ralentissement global. Tant qu’il y aura des défis, il y aura des solutions. Et la prochaine grande rupture viendra certainement d’un autre type d’architecture, plus économe, plus raisonné. En tout cas, je ne crois pas à une pause.
Le saviez-vous?
SAP est le premier éditeur de logiciels d’entreprise en Europe, fondé en Allemagne en 1972. Peu connu du grand public, SAP est pourtant présent dans 76 % des transactions mondiales, en back-office. À Sophia Antipolis, SAP Labs France est l’un des vingt centres de R&D du groupe. Ses ingénieurs y développent des solutions utilisées dans le monde entier. L’intelligence artificielle est intégrée dans les logiciels SAP pour automatiser, fiabiliser et accélérer des processus, comme la gestion des ressources humaines, des chaînes d’approvisionnement ou des frais professionnels.
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