Transition énergétique, ça pourrait être Versailles ici !

Par Antoine Guy, 1 mars 2023 à 19:29

Énergivores

Après une crise sanitaire d’envergure planétaire est survenue une crise énergétique globale aux répercussions locales importantes. Ces trois syllabes, « É-ner-gie », se sont rappelées avec vigueur à tous : citoyens, consommateurs, élus, entrepreneurs, chercheurs, étudiants… Concept duel s’il en est : abstrait mais bien réel, local et global, facteur de croissance et moyen de pression, opportunité d’innovations et d’interrogations comportementales, toujours nécessaire sans jamais être suffisante, l’énergie est définitivement le socle de nos économies. Cette dépendance nous contraint un peu plus chaque jour à l’exploiter ; à contrario les risques géopolitiques et les objectifs de neutralité carbone exhortent à nous en détacher. Une troisième voie existe-t-elle ? Serions-nous irrémédiablement condamnés à choisir entre peste et choléra ?


Sophia Mag a posé la question à deux membres de l’ADEME, Yves Le Trionnaire, directeur régional Provence-Alpes-Côte d'Azur, et Jean-Michel Parrouffe, expert national systèmes énergétiques, puis à deux membres du GREDEG, Adel Ben Youssef, maître de conférences expert en changement climatique, en économie numérique et en entrepreneuriat, et Nathalie Lazaric, directrice de recherche CNRS en économie.

Énergie : un concept ancien, une hyperdépendance moderne


Le dictionnaire recèle quelques mots abstraits et polysémiques. « Énergie », mot-valise à l’étymologie grecque, est l’un d’eux. Aristote parlait d’ « energeia (ενεργεια) », littéralement la « force intérieure », preuve que le concept s’est très tôt invité dans notre cognition collective. Nombreuses sont les disciplines à s’en être emparées : physique et thermodynamique bien sûr, mais aussi chimie, biologie, sciences humaines et sociales, spiritualité, ésotérisme même... Le langage courant évoque l’énergie d’une machine, d’une réaction chimique, d’un bâtiment, d’un individu ou d’une organisation. Nous en constatons et mesurons les effets au quotidien : chaleur, mouvement, écoulement, turbulences, puissance électrique, propagation d’ondes… Et pourtant, personne n’a jamais vu une parcelle d’énergie bien rangée dans sa boîte, ou nous faire signe depuis un microscope.


Nommer, c’est déjà connaître et s’approprier la chose substantivée. Depuis le début du XIXe, l’avènement de la vapeur et de l’électricité, en lieu et place de la force du vivant, a convoqué le concept d’énergie dans toutes nos activités. Alimentation, mobilité, habitat, divertissement, apprentissage, santé, travail… tout cela requiert une disponibilité d’énergie. « Je définirai l'énergie comme un intrant essentiel pour toutes opérations de production dans le système économique mondial », souligne Adel Ben Youssef. « Pour l’économiste, le marché de l’énergie se structure selon trois domaines : la production brute, le transport, et la consommation finale », poursuit-il. La modernité doit passer sous ce triptyque énergéticien, préalable nécessaire à toutes autres initiatives économiques. Certes en 2023 nous maîtrisons assez bien l’énergie, sa production, son transport et sa consommation mais n’avons-nous pas troqué notre confort, notre croissance, notre développement, contre une dépendance prométhéenne organisée ?


Deuxième semestre 2022 : la crise sur le gâteau


Depuis plusieurs mois les boulangeries souffrent et la baguette nationale prend cher. Les enseignes Camaïeu, Pimkie, Kookaï, André, San Marina… ont annoncé leur brutale fermeture tandis que Vinted, leader de la revente seconde-main entre particuliers, affiche une santé insolente. Loin de se simplifier, les conséquences de nos besoins croissants d’énergie se sont multipliées et intriquées… moins pour le meilleur que pour le pire. Les crises énergétiques ont émaillé la révolution industrielle, laissant d’amers souvenirs comme le choc pétrolier de 1973. Le marché de l’énergie s’est métamorphosé en une arène de combats géopolitiques où le défaut de la cuirasse s’appelle « dépendance ». « Il suffit pour constater ces vulnérabilités de regarder l’atlas des gazoducs dans le monde, en particulier entre la Russie et l’Allemagne », affirme Adel Ben Youssef. La moindre toux des producteurs oblige les consommateurs à s’aliter pour cause d’inflation, à subir les fièvres de la récession. « Nous vivons une crise énergétique depuis l’été dernier, mais en réalité elle a commencé structurellement bien avant, et la guerre en Ukraine n’est qu’un facteur aggravant conjoncturel, non un déclencheur, explique Yves Le Trionnaire. Depuis 2011, date estimée du ˮpeak oilˮ, nous vivons dans une situation où le prix des hydrocarbures augmente, moins à cause de leur rareté que par les investissements que demande leur extraction. »


Le décrochage entre offre et demande s’est confirmé, conjoncturellement, sur l’électricité durant l’été dernier. « La maintenance de notre parc nucléaire, en particulier les opérations dites de « grand carénage » pour prolonger la vie des centrales et la découverte de corrosion sous contrainte sur certains des réacteurs les plus récents, nous a amenés à compenser notre manque d’électricité nucléaire par une production d’électricité importée ou venant de centrales au gaz », explique Jean-Michel Parrouffe. Le prix du gaz ayant fait un énorme saut à cause de l’embargo sur la Russie lié au conflit ukrainien et l’interconnexion de nos réseaux électriques européens au sein desquels la solidarité joue mais où le marché de l’électricité impose les prix, les factures en France (et en région SUD) ont suivi cette forte hausse.


Mais alors, pourquoi choisir le gaz s’il est cher ? « Pour équilibrer l’offre et la demande sur le réseau RTE, on priorise l'injection de l'électricité en provenance des sources d’énergies renouvelables variables, puis on complète avec les tranches nucléaires, et en dernier lieu les sources carbonées par ordre de moindre pollution, c’est-à-dire gaz, puis fioul et enfin charbon. Dans ce contexte, on peut aussi importer de l'électricité, si les moyens de production nationaux, ne sont pas suffisants, et les prix compétitifs. », souligne Yves Le Trionnaire.


Un bon point : le redémarrage rapide de certaines centrales nucléaires en maintenance et la clémence des températures cet hiver se sont conjugués pour éviter de trop recourir au fioul, au charbon et aux importations. Un mauvais point : nos capacités électriques en énergies renouvelables, solaires, éoliennes, hydrauliques, géothermiques, ne sont pas (encore) suffisantes pour garantir notre indépendance au gaz et aux hydrocarbures. Deuxième fait alarmant : « La tension sur le marché du gaz, en obligeant les économies dépendantes à rechercher des sources alternatives, ont de facto favorisé les ventes de gaz de schiste américain, dont on connaît les méfaits terribles en termes d’émission de gaz à effet de serre », commente Nathalie Lazaric. Pour amortir le choc, un certain nombre de particuliers ont, ou vont, bénéficier d’un bouclier tarifaire et d’un chèque énergie, tandis que les entreprises pourront bénéficier d’amortisseurs fiscaux et renégocier leurs contrats de fourniture d’énergie avec les opérateurs, grâce à des changements règlementaires voulu par l’État début janvier 2023. « L’énergie est aussi un secteur où la fiscalité est devenue excessive, que ce soit en taxes ou en subventions, ce qui souligne davantage notre ultra-dépendance à ce domaine », constate Adel Ben Youssef.


À toute chose malheur est bon


Toujours est-il que, malgré les rumeurs, il n’y a pas eu cet hiver à souffrir de délestages, ni à l’échelle nationale, ni régionale. Notre infrastructure s’est montrée résiliente, mais plus par le porte-monnaie que par privation. Même si les incitations à la sobriété ont porté des fruits. « Les campagnes ‘je baisse, j’éteins, je décale’, le service ‘écowatt’ entre autres, ont fait baisser, selon RTE, la consommation des Français et des entreprises de presque 10 %. Ce qui est encourageant et a contribué à éviter les délestages », déclare Jean-Michel Parrouffe.


« Aujourd’hui, l’offre ne suit pas la demande, structurellement, et l’on entre dans une période durable d’énergie fossile chère », prédit Yves Le Trionnaire. Cette situation a le mérite de mettre en lumière l’urgence d’une transition énergétique vers le renouvelable, l’importance d’un localisme énergétique décarboné, et la capacité collective des citoyens à se mobiliser pour questionner vertueusement leurs modes de consommation, et plus généralement leur empreinte environnementale. « Quand tout va bien, l’homme ne voit pas pourquoi il devrait changer de paradigme. C’est au cœur des turbulences, même si elles ne sont ni agréables, ni désirables, qu’il se convainc de faire évoluer ses comportements », ajoute, philosophe, Adel Ben Youssef. Au-delà des nuisances à court terme, la crise devient un accélérateur de transition énergétique, donc comportementale et écologique. 2050 et son cortège d’objectifs de neutralité ne sont pas si loin et le GIEC nous presse d’appuyer sur la pédale de droite, pas celle du milieu.


Électricité en région SUD : part du lion au nucléaire, de l’hydraulique historique, et pas assez d’EnR hors biomasse


Dans le sud-est, nous dépendons surtout de l’électricité nucléaire de la centrale de Tricastin. En cas de pic de consommation, nous avons la chance de bénéficier du système « Durance-Verdon », une série d’infrastructures hydrauliques cohérentes comprenant 14 barrages et 22 centrales pour stabiliser le réseau. « La chaîne ‘Durance-Verdon’ est mobilisable en un quart d’heure et produit en moyenne l’équivalent de deux tranches nucléaires, soit 2 000 mégawatts (10 % de la production hydraulique française et 1,2 % de la production d’électricité nationale) », rappelle Yves Le Trionnaire. Sur le solaire photovoltaïque, PACA obtient une honorable 3e position avec une production de 1 700 mégawatts, derrière la région Nouvelle Aquitaine (3 300 MW) et l’Occitanie (2 700 MW). « Finalement, la première EnR utilisée aujourd’hui en PACA est la biomasse. De nombreux particuliers se chauffent au bois, un certain nombre d’entreprises utilisent des réseaux de chaleur alimentés par des chaudières bois et deux centrales Gardanne(Bouches-du-Rhône) et Brignoles (Var) produisent de l’électricité », conclut Yves Le Trionnaire. La tendance est d’amplifier cette source d’énergie, en rationalisant l’exploitation forestière, ce qui en plus favorise l’emploi local et la prévention des incendies. En revanche, la région ne brille pas curieusement par sa capacité en solaire thermique, en géothermie, et se situe même en fin de peloton pour l’éolien terrestre. Les quelques projets qui peinent à sortir près de Marseille font l’objet d’interminables procédures en recours. L’avenir se dessine plus en revanche vers l’éolien flottant, sur la Méditerranée.


Grosso modo, les EnR couvrent aujourd’hui 30 % des besoins en électricité de la région dont 22 % pour l’hydraulique (en diminution à cause des sécheresses récurrentes). PACA reste encore en deçà de ses objectifs pour 2030 et pour atteindre la neutralité en 2050. À l’échelon national, la part des EnR dans la consommation énergétique devait représenter 23 % en 2020. L’Hexagone n’en revendique que 19 %, un résultat honorable mais insuffisant.


L’hydrogène, vecteur énergétique de stockage plus qu’énergie primaire en tant que telle, fait l’objet de toutes les attentions en PACA mais demeure aujourd’hui à la marge. « Les investissements restent lourds et la filière est en phase d’émergence. L’hydrogène est adapté aux mobilités lourdes, trains, bus, camions, mais ne pourra peser dans le mix énergétique de la région qu’à partir de la fin des années 2020 », commente Jean-Michel Parrouffe.


Consommation en région SUD : conforme au schéma national mais une précarité géographique


« Les transports représentent 35 % de la consommation énergétique de la région, l’industrie 33 %, l’habitat et le tertiaire 31 % et un minuscule 1 % pour l’agriculture. Ces chiffres sont plus parlants en valeur absolue. PACA règle une facture énergétique annuelle de 14 milliards d’euros, soit exactement le chiffre d’affaires du secteur tourisme. La région importe 90 % de ses besoins en énergie », indique Nathalie Lazaric. Ces pourcentages suivent les moyennes nationales mais masquent des disparités, notamment vis-à-vis de la précarité énergétique, c’est-à-dire de la part de la facture d’énergie sur le revenu d’un ménage. « La précarité énergétique moyenne en France est de 12 %. Dans l’arrière-pays en PACA (Hautes-Alpes et Alpes-de-Haute-Provence), on rencontre des situations de précarité jusqu’à 35 %. Il n’est pas forcément facile de convaincre en parlant sobriété ou même frugalité dans ces contextes », ajoute-t-elle.


Découpler la croissance économique de la consommation énergétique


L’énergie demeure encore un trop puissant levier qui impacte l’économie et lui impose sa route vers la rentabilité. La tyrannie des crises énergétiques présentes ou passées le démontre. Cette situation, à l’échelle du monde, pourrait (devrait) changer pour inhiber ces moyens de pression géopolitiques et atteindre les objectifs de décarbonation. Agir en amont sur la diversification des sources et des filières pour aller vers plus de 80 % d’EnR, agir en aval sur les comportements et consentir à la sobriété. Ces ambitions sont désirables mais la route est encore longue, incertaine, teintée d’utopie. « Les ressources fossiles s’amenuisent et les EnRs alternatives ne sont pas encore suffisamment implémentées. Nous devons aller vers beaucoup plus d’efficacité énergétique grâce à un premier levier : la technologie, à l’image des ampoules LED, de l’I.A. dans les systèmes de régulation de température, des véhicules électriques. L’AIRBUS des batteries, la société ACC (Automotive Cell Company) vient d’inaugurer son centre de R&D près de Bordeaux », déclare Adel Ben Youssef. « Nous devons actionner un second levier, celui des changements de comportement en utilisant par exemple les ‘nudges’, ces coups de pouce subliminaux qui influencent et incitent à prendre telle ou telle décision vertueuse, comme ce petit logo pour monter un escalier en écoutant de la musique plutôt que d’emprunter un escalator », conclut-il.


L’ADEME, de son côté, a mis en ligne les conclusions d’un très beau travail de prospective effectué entre 2021 et 2022 : quatre scénarii qui s’appuient sur des mêmes données climatiques, démographiques, économiques, mais empruntent quatre chemins distincts, correspondant à des choix de société différents pour atteindre la neutralité carbone en 2050. « Génération frugale », « Coopération territoriale », « Technologies vertes » et « Pari réparateur » explorent avec rigueur et systématisme toutes les conséquences d’une « transition écologique » effective, les impacts sur notre mobilité, notre alimentation, l’aménagement de nos territoires, notre habitat, nos pratiques économiques, notre rapport au vivant et à notre santé, notre gouvernance, nos industries… ainsi que, bien sûr, les bilans carbone, environnementaux et financiers associés. « Dans notre région, nous avons trois défis à relever en priorité : notre mobilité, nos habitations passoires thermiques et le développement du solaire », insiste Adel Ben Youssef. « Nous aurions besoin d’investir dans la région 40 milliards d’euros d’ici à 2050 pour être autonomes à 50 %. Un montant irréaliste », rappelle Natalie Lazaric.


Mal vivre seul ou mieux survivre ensemble ?


Transition écologique et transition énergétique ont fini par quasiment se confondre. Elles nous convoquent et nous demandent d’agir aussi bien en amont qu’en aval des chaînes de production de valeurs. La crise énergétique actuelle le met en lumière de manière radicale. Se reposer sur les seules sources fossiles n’est plus envisageable au regard de la rareté de la ressource et de l’effet de serre. Le paradis de l’énergie « open-bar, quand je veux, où je veux, et sans plafond » ressemble maintenant à un début d’enfer.


Reste donc à investir et gouverner pour rendre l’offre d’énergie plus vertueuse en produisant mieux, en diversifiant au maximum les sources vers le renouvelable, tout en reprofilant la demande : identifier nos dispensables et nos remplaçables, recycler et circulariser, questionner nos modalités de consommation et d’alimentation, désirer une sobriété. De nombreuses populations de l’hémisphère sud le pratiquent déjà, non par choix mais parce que leur réel l’impose. À méditer.


L’énergie reste plus que jamais nécessaire à la survie de l’humanité, mais consentir à la sobriété, voire à la frugalité, pour rejoindre cette non négociable neutralité, signifie réduire notre dépendance ou, dit autrement, augmenter notre liberté, cette capacité à s’émanciper des liens qui asservissent. Avez-vous noté l’emploi du mot « dépendance », chéri des addictologues ? Ceci expliquerait-il cela ? Vivement le patch au SP95 ou les réunions discrètes de « gasoliques anonymes » ?


Plus sérieusement, la question de l’énergie ne renvoie pas qu’à des recherches de technologies alternatives et à une moralisation des comportements. Elle questionne notre projet, individuel et collectif. Comment et pourquoi habiter la planète bleue, où consentir à des contraintes serait un exercice de liberté, une occasion de grandir en humanité, une nouvelle manière d’être vivant ?


Quel « Sapiens » voulons-nous, pensons-nous, devenir ?

Parution magazine N°40 (mars, avril, mai)

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