Un autre récit de Fukushima

Par La rédaction, 29 février 2024 à 08:42

Le Monde vu de Sophia

Il y a treize ans au Japon, le 11 mars 2011, une catastrophe nucléaire absolue a été évitée grâce au bon sens d’un homme et de son équipe terrain qui n’ont pas hésité à aller à rebours des procédures organisationnelles existantes et du diplomatiquement correct pour éviter l’explosion d’une centrale nucléaire. Franck Guarnieri, co-auteur avec Sébastien Travadel d’Un récit de Fukushima, nous explique ce qui l’a amené à vouloir décortiquer les témoignages de cette catastrophe et ce qu’il tire encore aujourd’hui de cette expérience. 

Avant tout, un petit retour en arrière. En 1979, lors de l’accident nucléaire de la centrale américaine de TMI, Three Mile Island, j’étais uniquement préoccupé par Michel Platini et Johnny Rep, extraordinaires joueurs des verts de Saint-Etienne. Sébastien Travadel, lui, avait 3 ans. En 1986, l’année de mes 20 ans, c’est aussi celle du terrible accident nucléaire de la centrale soviétique de Tchernobyl, et là encore mes centres d’intérêt étaient fort éloignés des accidents du nucléaire. Sébastien, du haut de ses 10 ans, avait bien évidement lui aussi d’autres préoccupations. C’est à mon arrivée, au début des années 90, à l’école des Mines de Paris, que j’ai appris l’histoire des accidents industriels et plus particulièrement celle de ceux du nucléaire, les enseignements sur ces derniers ayant initié de vastes et riches questionnements de recherche sur le facteur humain (TMI) puis sur la culture de sécurité (Tchernobyl).


Les documents d’audition de Masao Yoshida, directeur de la centrale à l’époque, n’ont pas tout de suite été rendus publics. Quand avez-vous collecté vos premières sources et comment avez-vous approché les différents protagonistes ? Avez-vous rencontré des réticences ? Avez-vous pu échanger a posteriori avec le directeur de la centrale et avec ceux qui sont intervenus sur le terrain à cette période ?


En 2011, à la tête d’un laboratoire de l’école spécialisé sur la prévention des risques et la gestion de crise, je ne pouvais ignorer un tel évènement et me devais donc d’engager un maximum de nos moyens sur l’étude d’un tel évènement. Imaginez, dix réacteurs nucléaire au tapis. Six sur la centrale de Fukushima Daiichi et quatre sur celle de Fukushima Daini. Jusqu’en septembre 2014, avec Sébastien nous étudions finement les rapports d’enquêtes de l’exploitant Tepco, du gouvernement japonais et de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), sans oublier les études conduites par l’IRSN et les grands travaux engagés par EDF, à la suite d’une série de stress tests, pour accroître le niveau de sûreté de nos centrales.


Je suivais aussi la presse japonaise en particulier pour me tenir informé des procédures judiciaires en cours. Le Asahi Shimbun, journal immensément connu au Japon, publia un article révélant que les exploitants de la centrale de Fukushima Daiichi, au plus fort de la crise nucléaire, avaient décidé de l’abandonner à son sort avec les conséquences que l’on n’ose imaginer aujourd’hui. L’information fut rapidement et activement contestée par l’exploitant Tepco et le gouvernement japonais, qui pour prouver leur bonne foi, rendirent publiques les auditions du directeur de la centrale, Masao Yoshida. Nous tenions là un matériau inédit ! 28 heures de témoignage, bien évidement en japonais. Qu’à cela ne tienne, je décidai d’engager des ressources propres de notre laboratoire pour définir et financer un ambitieux programme de recherche binational, France-Japon, qui me conduisit à animer une équipe interdisciplinaire qui durant plus de dix ans investigua le plus fort de la crise, entre le 11 et le 15 mars 2011 ; cinq jours à peine croyables. Avec l’appui de collègues de l’université de Tokyo et un doctorant japonais, Yuki Kobayashi, il n’a pas été compliqué d’entrer en contact avec l’exploitant TEPCO, se rendre sur le site des centrales accidentées, Daiichi et Daini, de rencontrer, parfois sous couvert d’anonymat, des opérateurs des deux centrales, de rencontrer le Premier ministre de l’époque Naoto Kan. Maso Yoshida est décédé le 9 juillet 2013, je n’ai malheureusement pas pu le rencontrer. Mais j’ai échangé longuement avec son alter égo à Daini, Naohiro Masuda, et ses proches collaborateurs qui m’ont indiqué son surnom, Oyabun, terme pour désigner le chef de bande chez les Yakusa… Surnom à ne pas prendre absolument au premier degré, même si cela interroge…


Votre récit réhabilite le sens de l’honneur humain. On y lit le dilemme du directeur lorsqu’il doit trancher entre retenir ses hommes à l’abri et les envoyer en mission pompier pour éviter la catastrophe dans un environnement fortement irradié. On y lit son intention de se faire hara-kiri lorsqu’il croit que plusieurs de ses collaborateurs ont été tués par une explosion d’un des bâtiments réacteur. On y lit aussi une force saine de groupe, qui protège ses jeunes en priorisant par âge ceux qui vont intervenir dehors, en milieu contaminé, du plus au moins avancé. Une telle expérience vous semble-t-elle unique ? Un déroulé similaire aurait-il pu se passer en France de votre point de vue ? Où en est-on d’ailleurs aujourd’hui sur cette question de sécurisation des centrales nucléaires dans l’Hexagone ? Rassurez-nous…


Cette expérience, vécue par ceux et celles à Fukushima, se révèle unique en tant qu’elle les concerne directement. Ils se sont retrouvés face à une situation extrême. Toutefois, cela ne revêt pas de caractère unique car affronter une situation extrême peut advenir à tout un chacun et les exemples passés ne manquent pas. Ce type de situation, extrême dans le sens où l’existence même d’un individu ou d’un groupe d’individus est menacée, implique de se confronter à l'inimaginable et à l'indescriptible. Cela signifie également subir une profonde transformation des valeurs, normes, repères, références, entraînant une atteinte sérieuse et souvent soudaine à l'intégrité physique, psychique et/ou symbolique. Enfin c’est l'adoption de stratégies de résilience, parfois paradoxales, qui visent non seulement à survivre, mais surtout à préserver l'intégrité psychique par une dissociation de soi et des liens avec l'expérience traumatique. C’est ce qui s’est passé à Fukushima, cela a été aussi le cas le 13 octobre 1972, quand un avion transportant de jeunes joueurs de rugby en route de l'Uruguay vers le Chili s'est écrasé dans la cordillère des Andes. Isolés du reste du monde, les survivants ont dû passer 72 jours dans des conditions abominables et ont été contraints à l'anthropophagie pour subsister. Finalement, seize des quarante-cinq passagers ont réussi à survivre à cette épreuve.


Il m'a été fréquemment demandé ce qui se serait produit en France si un événement semblable à celui de Fukushima avait eu lieu. En substance, la question sous-jacente semble être : les Français auraient-ils réagi de la même manière que les Japonais ? Pour être tout à fait honnête, je l'ignore. Ce que je sais c’est que la France a déjà connu des accidents nucléaires par le passé. Les incidents nucléaires les plus critiques en France, classés au niveau 4, selon une échelle allant de 0 à 7 - Tchernobyl et Fukushima de niveau 7 - se sont produits à la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux (Loir-et-Cher), en octobre 1969 et en mars 1980. À chaque fois, une fusion de combustibles s'est produite dans l'un des réacteurs de la centrale. Par ailleurs, d'autres centrales ont frôlé des catastrophes d'ampleur similaire. Le 12 mai 1998, un réacteur de la centrale de Civaux (Vienne) a connu une perte de réfrigérant à la suite d’une rupture de tuyauterie. Durant la tempête de décembre 1999, la centrale nucléaire de Blayais (Gironde) a dû être mise à l'arrêt d'urgence lorsque ses systèmes de sécurité ont été submergés, les digues de protection ayant cédé sous la violence des vents. Enfin, lors de la canicule de 2003, la centrale de Fessenheim (Alsace) a été confrontée à une surchauffe critique, nécessitant un arrêt d'urgence.


Suite à l'accident de Fukushima en 2011, la France a renforcé la sûreté de ses centrales nucléaires, en collaboration avec l'Autorité de sûreté nucléaire et les opérateurs comme EDF. Des évaluations complémentaires ont testé la résilience des centrales à des scénarios extrêmes, conduisant à l'amélioration des systèmes de sécurité, notamment pour l'alimentation électrique de secours et le refroidissement. La création de la Force d'action rapide nucléaire (FARN) par EDF a été une étape clé, permettant une intervention rapide en cas d'urgence nucléaire en France et en Europe. Les protections contre les risques d'inondation ont été renforcées, et la gestion des situations d'urgence a été optimisée à travers de meilleures procédures et formations pour le personnel. Des investissements significatifs ont été réalisés pour acquérir des équipements de secours mobiles, et un effort particulier a été porté sur la culture de sûreté au sein des organisations, mettant l'accent sur la formation continue et l'évaluation des pratiques. Ces actions visent à améliorer la capacité des installations nucléaires françaises à faire face aux accidents et à minimiser les risques liés aux catastrophes naturelles ou autres événements imprévus.


En prenant la catastrophe pour point d’entrée, vous positionnez le capital humain, personnel de la centrale, au centre de la solution. Plus de 10 ans plus tard, en matière de sécurité industrielle, est-ce encore le cas ?


Oui. Comment en douter ? Les catastrophes sont étroitement liées à notre essence même, étant à la fois le fruit de notre existence et un moteur essentiel de notre évolution, de notre capacité d'adaptation et de notre manière de percevoir le monde. En l'absence d'êtres humains, le concept même de catastrophe n'existerait pas. Dans un univers régi par les machines, comme c'est déjà le cas aujourd'hui, les accidents sont inévitables et mènent parfois à des crises. Ces dernières sont résolues, pour partie, grâce à l'intervention d'autres machines, confinant parfois au bricolage comme cela fut le cas à Fukushima, conçues et supervisées, naturellement, par des humains. Je demeure par ailleurs sceptique quant à l'idée d'une Intelligence Artificielle suffisamment avancée pour devenir indépendante et donc menaçante. D’autant plus que cette indépendance est déjà largement acquise par des machines dépourvues de véritable intelligence, dès lors que leur contrôle nous échappe. On ne peut guère en effet prêter une quelconque forme d’intelligence à une machine qui sert à faire bouillir de l’eau.




Premières pages d’Un récit de Fukushima,

co-écrit par Franck Guarnieri et Sébastien Travadel


La centrale de Fukushima Daiichi, exploitée par la Tokyo Electric Power Company (Tepco), est située dans le district de Futaba, à environ 220 kilomètres au nord de Tokyo. Elle est équipée de six réacteurs à eau bouillante de technologies diverses, mis en service entre 1971 et 1979, répartis sur près de 3,5 Km2. Le 11 mars 2011, environ 6 400 personnes, dont 750 employés de Tepco, se trouvent sur le site de la centrale. Les réacteurs 1, 2 et 3 sont en fonctionnement alors que les réacteurs 4, 5 et 6 sont en arrêt programmé. Le cœur du réacteur 4 est déchargé dans sa piscine de désactivation.


À 14h46, un séisme de magnitude 9 se produit au large de Fukushima Daiichi. Le système d’arrêt d’urgence des trois premiers réacteurs est activé automatiquement. Il est toutefois nécessaire d’assurer leur refroidissement pendant plusieurs jours pour éviter que les combustibles n’entrent en fusion. C’est la fonction des systèmes de secours RCIC (Reactor Core Isolation Condenser) et HPCI (High Pressure Cooling Injection System) des réacteurs 2 et 3 ou IC (Isolation Condenser) du réacteur 1.


À la suite du séisme, l’Agence météorologique du Japon lance des alertes au tsunami, annonçant d’abord des vagues de trois mètres, puis, à 15h30 des vagues d’au moins dix mètres. Les vagues les plus hautes arrivent sur la côte 51 minutes après le séisme. Leur amplitude est estimée entre 11,5 et 15,5 mètres. Situées à environ 10 mètres au-dessus de la mer, les installations de la centrale sont inondées.


L’inondation endommage des pompes, des panneaux électriques, des batteries et des générateurs Diesel de secours. Des véhicules sont détruits et des gravats dispersés sur le site. Les bouches d’égout découvertes, les routes détériorées et les bâtiments endommagés par le séisme compliquent l’accès à la centrale et le déplacement des travailleurs. De plus, l’échange d’information entre la cellule de crise, les équipes de pilotage et les agents présents sur le terrain est entravé par la dégradation des moyens de télécommunication.


Le courant alternatif des réacteurs 1 à 5 est perdu, ainsi que le courant continu des réacteurs 1, 2 et 4. Il s’ensuit la perte de l’éclairage et des instruments de mesure, de contrôle et de commande. Il devient impossible de contrôler et de surveiller l’état des réacteurs et des systèmes de sauvegarde… Incapable de vérifier si les valves des systèmes de refroidissement sont bien ouvertes, la cellule de crise sur site redoute alors un problème de refroidissement de ces deux réacteurs…

Parution magazine N°44 (mars, avril, mai)

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