IA et souveraineté numérique, qui va réguler qui ?

Par Magali Chelpi-den Hamer, 18 mai 2023 à 09:14

De Tech à tech

L’intelligence artificielle et la souveraineté numérique étaient au menu des #IADATES le 13 avril dernier au Palais des Rois sardes à Nice, coorganisées par l’Institut EuropIA, la Maison de l’intelligence artificielle et le Département. Parmi les questions débattues, l’avenir sera-t-il celui d’une gouvernance portée par les géants du numérique ? Où se place l’Europe face aux Américains et aux Chinois ? Et surtout comment réguler si l’on peut encore le faire ? Regards croisés entre le général Patrick Perrot, la professeure Marina Teller et le vice-président de la mission d'information sur la souveraineté numérique, Jean-Michel Mis.

L’IA bouscule à plus d’un titre. C’est d’abord une rupture technologique. C’est aussi une rupture scientifique. Et c’est surtout une rupture d’usage, civilisationnelle, qui impacte tous les domaines de la société. L’appropriation rapide et massive de ChatGPT par le grand public en est l’illustration la plus concrète. L’enjeu stratégique aujourd’hui n’est plus tant de savoir coder puisque l’IA le fait mais de comprendre le code derrière et de pouvoir influer sur les valeurs transmises. Le général Perrot l’a exprimé ainsi : « L’IA bouleverse les codes classiques de géopolitique. L’enjeu aujourd’hui n’est plus de conquérir des territoires mais d’influencer des comportements d’individus en transmettant de l’information qui peut parfois être de la désinformation et qui laisse la porte ouverte à toute sorte de manipulation. » Rien de tel pour poser les termes du débat. L’IA s’émancipe donc du sacrosaint territoire, et si l’on va jusqu’au bout de l’idée, la remise en cause de la démocratie telle qu’on la pratique aujourd’hui n’est peut-être plus très loin.


Les États sont-ils devenus des acteurs de second rang ?


La question est de savoir si les États ont encore un rôle à jouer dans un écosystème qu’ils ne maîtrisent absolument pas. Aujourd’hui en effet, les données, les capacités de calcul, les datacenters sont plutôt chez les GAMAM et les BATX chinois que dans le giron régalien. « Les États ont quelques morceaux d’information, mais pas tous, et quand on n’a que des bribes, c’est plutôt compliqué de réguler ce que l’on a pas ». C’est dit. La partie est-elle alors déjà perdue ? Pour Marina Teller, la question de la souveraineté européenne peut encore s’exprimer par la régulation. « L’Europe a compris depuis longtemps qu’elle avait perdu la partie sur l’IA sur le plan industriel en comparaison des Américains et des Chinois, par contre, elle cherche à récupérer une part de souveraineté par la loi, ça, l’Europe sait bien faire. Il y a cinq ans, le règlement européen sur la protection des données personnelles (RGPD) a été fortement décrié et beaucoup pensaient que l’Europe se tirait une balle dans le pied. Aujourd’hui, ce règlement sert de modèle à la Californie et à la Chine qui l’ont adapté à leur société. C’est quand même un symbole fort de se dire que l’Europe peut être un modèle à l’échelle de la planète pour impulser des normes sur de tels enjeux de société. »


Mais pour poser des normes, quelles qu’elles soient, il faut en définir la base. Qu’est-ce qu’on légifère, et qu’est-ce qu’on laisse en libre ? Le président du Conseil départemental, Charles Ange Ginésy, l’a rappelé dans son mot introductif : « Légiférer, c’est mettre des barrières, et mettre des barrières, c’est souvent faire partir nos meilleurs cerveaux vers l’étranger. Pour autant, c’est parfois nécessaire, notamment pour lutter contre le piratage des données, le Conseil départemental en a malheureusement récemment fait les frais. La souveraineté nationale pour l’IA ne peut passer que par l’asservissement de ces nouvelles technologies au service de l’homme et de l’intérêt général. » Pas l’inverse.



Le rythme décalé des avancées technologiques et de la construction règlementaire


Alors où en est-on de ces régulations ? La législation sur l'intelligence artificielle est en train de se construire pas à pas au niveau européen. Marco Landi, le président de l’Institut EuropIA, en est un fervent défenseur. Reste à en définir le bon périmètre. Si des pratiques interdites ont été posées, le projet de régulation européenne se bâtit largement en relation partenariale avec les entreprises du secteur. Pour Marina Teller : « Les grands textes comme l’IA Act qui vont réguler les données et les plateformes numériques reposent sur une logique de compliance, autrement dit de conformité. C’est une logique très particulière. Au vu des volumes de données, l’État ne pourra jamais s’immiscer dans la modération de contenu, cela ne pourra être fait que par les plateformes elles-mêmes, les enjeux de pouvoir vont donc se situer sur les questions de standardisation des normes et d’auditabilité. » De l’administratif en somme. Est-ce franchement là où le besoin est le plus important ? Étonnamment, le général Perrot nous apprend que la règlementation qui est encore en cours de discussion est déjà dépassée : « L’IA Act, qui a été initié il y a plusieurs années, n’a pas envisagé les méthodes génératives de ChatGPT, ni le metavers. On se retrouve donc dans une situation aujourd’hui où la règlementation européenne ne va pas tarder à sortir et où l’on se pose déjà la question des amendements à venir. Les temporalités administratives et technologiques sont en grand écart. » Et il ne faut pas perdre de vue que la régulation ne concerne que ceux qui souhaitent être régulés…


Doit-on faire une pause en écho à l’appel du patron de Tesla ? Marco Landi, le président de l’Institut EuropIA, n’est pas dupe. Quelques jours après cette demande, Elon Musk a en effet annoncé la création d’X AI pour concurrencer Open AI (mais peut-être est-ce juste pour alimenter la réflexion collective…). L’écosystème IA azuréen n’est pas non plus crédule. Faire une pause serait illusoire pour David Simplot, professeur à l’INRIA, qui rappelle au passage que la souveraineté européenne passe aussi beaucoup par certaines entreprises (80 % des transactions électroniques passent par SAP, le géant allemand du numérique) et qu’une stratégie plus proactive en investissement R&D aiderait à rattraper le retard (7 % seulement de l’investissement privé français est consacré à la R&D en IA contre 32 % aux États-Unis).


Ne pas louper le coche et acculturer tout le monde, c’est tout l’enjeu d’aujourd’hui. Nous sommes en train de vivre la fin d’un modèle civilisationnel et le commencement d'un autre. Quelle belle opportunité que de contribuer à lui construire son éthique.

Parution magazine N°41 (juin, juillet, août)

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