Le Patient numérique
Un médecin malgré lui au chevet d’un malade imaginaire

Par Antoine Guy, 4 juin 2024 à 13:14

De Tech à tech

L’idée de nous gémelliser numériquement, de nous cloner en téraoctets, de nous « avatardir » façon James Cameron, pourrait-elle dangereusement nous abâtardir ? Nous avons rencontré Nicholas Ayache d’Inria qui travaille avec ses équipes sur ce sujet depuis trente ans. Sa vision prône exactement le contraire. Efficacité des diagnostics, qualité de la clinique, fruits pour la recherche, économie de santé publique, création d’emplois et de valeurs, tout dans le « Patient Numérique » concourt à avancer vite, avec audace, sur ce concept et ses applications qui s’appuient massivement sur l’IA.

Toi le frère que je n’ai jamais eu …


Selon Nicholas Ayache, directeur de recherche chez Inria, Médecine et Informatique flirtent ensemble depuis déjà pas mal d’années. Lui a suivi leurs amourettes depuis trente ans et finalement, à force de se tourner autour, ils ont accouché d’un beau bébé, « Le Patient Numérique ». Ce dernier grandit avec un bon bulletin de santé. Sous la surveillance de Nicholas, il réjouit ses géniteurs, et nourrit beaucoup de leurs espoirs quant à un avenir brillant. « Le Patient numérique, consiste à utiliser l’informatique en général et l’IA en particulier pour guider les principaux actes de la médecine : prévention, diagnostic, pronostic et thérapie » déclare Nicholas en guise d’introduction. Il a donné un cours au collège de France sur ces sujets en 2014 et a le sens de la formule, maitrise la pédagogie par l’éloquence et l’art de la synthèse.


Plus concrètement, le travail de Nicholas et de ses équipe consiste en premier lieu à trouver les modalités d’agréger numériquement un ensemble de données très hétérogènes, anatomiques, médicales, biologiques, cliniques, génétiques, et même environnementales (appelé l’exposome1) pour constituer, un « digital twin », un jumeau numérique, du patient. Et selon une disposition d’esprit toute sophipolitaine, donc pluridisciplinaire, se situer ainsi au centre de gravité d’un triangle dont les sommets seraient la recherche académique, l’entrepreneuriat et la clinique.


Des bénéfices évidents : cancer du sein et de la prostate, chirurgie cardiaque, maladies respiratoires…


Mais pourquoi et pour qui mettre en œuvre un tel avatar ? La réponse tient d’abord dans quelques exemples concrets que nous narre Nicholas.


En lien avec la startup niçoise Therapixel qui a mis au point grâce à l’IA « MammoScreen » son logiciel de lecture automatique de mammographies, ces travaux servent à mieux dépister, plus vite, plus tôt, avec moins d’erreurs (faux positif ou faux négatif) des tumeurs cancéreuses au niveau du sein. Sont-elles bénignes ou malignes ? Le patient numérique aidera le médecin à trancher en détectant les anomalies cachées dans les images.


À Bordeaux, l’IHU Liryc (L’Institut des maladies du RYthme Cardiaque) focalisé sur l’organe « cœur », avec la startup InHeart sont capables de créer un cœur virtuel selon un maillage volumique intégrant tous les paramètres physiologiques pertinents. Un joli jumeau numérique … de cœur …, basé aussi sur de l’IA. Cette pompe incroyablement sophistiquée dysfonctionne parfois, avec les conséquences qu’on sait : tachycardie, fibrillation ventriculaire ou auriculaire… Une technique de radiologie interventionnelle, efficace mais risquée car irréversible, consiste en une ablation de certaines zones très précises du cœur par des impacts d’ondes hautes fréquences qui nécrosent les tissus superficiellement. Ce geste rétablit la bonne conductivité électrique et contractilité de l’organe mais ne souffrira d’aucune approximation. « Grâce au jumeau numérique du cœur du patient, l’intervention est d’abord en partie simulée et son résultat est mieux prédit . » assure Nicholas. On imagine aisément le soulagement conjoint du patient et du chirurgien.


De plus en plus fascinant, Nicholas évoque alors la « TAVI », pour Transcatheter Aortic Valve Implantation. Encore une histoire de tuyauterie mais qui rappelle étonnamment un film de science-fiction datant de 1966, « le Voyage Fantastique ». Images technicolor, dialogues sépias, effets-spéciaux chamallow et révélation à l’écran de l’iconique Raquel Welch. Un sous-marin et son équipage, après miniaturisation (c’est de la SF !), sont injectés par seringue dans l’artère du patient. Commence alors une odyssée haletante dans ses vaisseaux sanguins pour remonter jusqu’au cerveau et attaquer au laser le caillot de sang qui le paralyse. « J’ai utilisé cette métaphore en introduction de mon cours au collège de France. Comme dans le film, les héros ne disposent que d’une heure pour réussir leur mission, ma leçon inaugurale aussi ne devait absolument pas dépasser une heure ! » s’exclame-t-il amusé.


Le film a-t-il inspiré les fondateurs de CaranxMedical, une startup niçoise ? Car il s’agit là de robotique médicale … et pas des moindres ! L’opération consiste à remplacer les valves cardiaques par voies endovasculaires : insertion d’un cathéter puis d’instruments manipulés par un robot pour voyager depuis la veine de l’aine jusqu’au cœur, lestés de la valve de remplacement. Ce « Voyage Fantastique » (mais vraiment) sera au préalable entièrement simulé sur le modèle anatomique du patient, son jumeau numérique, pour apprendre au robot le chemin exact à emprunter dans ce réseau sanguin particulier. « Les tests in-vivo sont aujourd’hui concluant sur des animaux. On estime réaliser l’opération sur un humain avant fin 2025 » commente Nicholas. « À Nice, le chirurgien orthopédique Marc-Olivier Gauci , modélise les os fragmentés sur un jumeau numérique pour planifier au mieux la reconstruction de l’anatomie de son patient » ajoute-t-il.


Un dernier exemple, concernant cette fois-ci la prostate. La startup grenobloise Koelis réconcilie, grâce à l’IA, les images IRM et les échographies 3D de la prostate. L’IRM est très efficace pour la phase de diagnostic. L’échographie 3D est beaucoup plus adaptée pour guider l’intervention. « Marier les deux modalités de présentation des pixels assure, dans le cas d’une biopsie de prélever le bon échantillon au bon endroit pour ne pas faire d’erreur de diagnostic, ou de déposer très précisément les grains d’iode radioactifs qui vont traiter localement la tumeur. On a absolument besoin sur ces intervention d’une précision inférieure au mm. » souligne Nicholas. Grâce au Deep Learning et aux travaux sur le patient numérique, le recalage des deux images est optimal, le risque de mauvais diagnostic ou de mauvais geste chirurgical quasi nul.


Le patient numérique, acteur du nouvel IHU RespirERA pour les Alpes Maritimes


Le CHU de Nice, associé à Université Côte d’Azur, Inria et l’INSERM, a décroché en 2023 le label IHU. Nommé « RespirERA » (Santé respiratoire, environnement et vieillissement), il est porté par le professeur Paul Hofman. L’IA et le jumeau numérique ont déjà pris toute leur place dans ce programme chargé d’investir le champ des maladies respiratoires. « Nous intégrons des données très hétérogènes pour construire une vision synthétique du patient. Dans le cadre de RespirERA, nous décloisonnons les disciplines médicales traditionnelles, nous progressons vers quelque chose de beaucoup plus ‘holistique’. » résume Nicholas. En réunissant de l’imagerie anatomopathologique et scanner, des données sur les cellules tumorales circulantes, des informations génétiques et toujours grâce à l’IA, les cliniciens prédisent mieux la réponse du patient à tel ou tel traitement, redéfinissent son parcours de soin. Le même mouvement s’engage dans le domaine des maladies neurodégénératives comme Alzheimer pour tester l’efficacité d’une nouvelle molécule.


Optimisation des soins en local, contribution à la recherche mondiale


Non seulement le jumeau numérique promet de grands bénéfices au patient et à son praticien, mais il contribue à alimenter les immenses bases de données médicales, pourvu que les données soient correctement anonymisées2. Les réseaux de neurones profonds produisent d’autant plus de bons résultats qu’on les gave d’informations pertinentes. « Plus les systèmes de santé créeront et s’appuieront sur des patients numériques, plus la recherche et la clinique, assistées par l’IA, apprendront et progresseront … et plus nous économiserons sur les budgets de santé publique » déclare Nicholas qui confesse également être l’un des deux rédacteurs en chef de la revue « Medical Image Analysis », l’autre étant James Duncan de Yale University School of Medicine.


Un clone mais aussi un compagnon, une aide, un entraineur, et des espoirs


Le patient numérique convoque de très nombreuses disciplines : Mathématiques appliquées, informatique, robotique, IA, algorithmique, biophysique, médecine, biologie, … toutes les bonnes volontés semblent les bienvenues. « En décloisonnant la médecine classique et en la brassant avec tant d’autres expertises, le patient numérique lui a déjà fait faire, et va lui faire faire des sauts immenses. La France avec ses IHU se place en très bonne position sur ce sujet, et Sophia qui entame la saison 2 de son 3IA Côte d’Azur également » conclut Nicholas enthousiaste.


Bien qu’ingénieur en génie civil, Nicholas Ayache, après trente ans de travaux sur le patient numérique est-il devenu « médecin malgré lui » ? Il rebondit avec aisance sur ma petite pique en répondant « peut-être … mais certainement pas malade imaginaire ».


Évidemment, c’est son patient numérique !






1 Le concept d'exposome désigne le cumul des expositions à des facteurs environnementaux (c'est-à-dire non génétiques) que subit un organisme de sa conception à sa fin de vie, en passant par le développement in utero, complétant l'effet du génome.


2  Les règlementations RGPD européennes sont très strictes sur ce sujet.

Parution magazine N°45 (juin, juillet, août)

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