Les coulisses des mesures
de l’empreinte numérique

Par La rédaction, 26 juin 2025 à 22:51

Responsabilité Sociale Exigée

En parallèle de la complexité opérationnelle à estimer l’empreinte numérique correctement, une diversité de méthodes existe. Clément Marquet, chargé de recherche au Centre de Sociologie de l’Innovation et au Transition Institute 1.5 de Mines Paris – PSL, s’intéresse à l'empreinte environnementale du numérique et plus précisément aux enjeux politiques et marchands des méthodologies employées dans sa mesure. La rédaction l’a rencontré pour un décryptage sur ce reporting extrafinancier si particulier.

En termes méthodologiques, quelles sont les approches existantes de mesure de l'empreinte du numérique ?


Il y a plusieurs façons d'évaluer l’empreinte numérique. Dans les pays anglo-saxons, les analyses monocritères dominent. On dresse par exemple des bilans carbone pour mesurer l’empreinte environnementale d’un centre de données. Avec ce type de méthode, on ne prend pas tout en compte et ce qui entre en ligne de compte pour la fabrication des composants n’est pas comptabilisé.


Une autre approche, l'analyse de cycle de vie (ACV) multicritère est une approche globale. L’ADEME (Agence de la transition écologique) a commencé à promouvoir cette méthodologie à partir des années 2010 et elle est particulièrement mise en avant en France en matière d’analyse environnementale. L’ACV sert de cadre aux entreprises et peut constituer un levier de financement pour certaines actions. La méthode est normalisée ISO.


Complémentaire au bilan carbone, l’analyse du cycle de vie est une méthode d’évaluation normalisée (ISO 14040 et 14044) utilisée pour quantifier l’impact environnemental d’un système (produit, service, entreprise ou procédé) sur l’ensemble de son cycle de vie : de sa conception (extraction des matières premières pour un produit) jusqu’à sa fin de vie (récupération, recyclage, élimination…). De par son approche complète multi-systèmes et multicritères dans la durée, l’ACV permet aux entreprises de communiquer de manière transparente sur les performances environnementales de leurs produits et systèmes industriels


Au-delà du process en lui-même, l’ACV est un objet de développement scientifique avec des communautés dédiées qui essaient constamment d’améliorer la manière de produire des données fiables. L’ACV est également un objet d’expertise, avec les tensions habituelles inhérentes entre scientifiques et consultants, les premiers questionnant la rigueur des seconds, les seconds questionnant les difficultés de mise en œuvre d’une approche trop peu flexible. C’est l’un des enjeux opérationnels principaux de l’ACV : obtenir des résultats crédibles sur le plan de la rigueur dans une approche qu’il soit possible de mettre en œuvre.


Lorsque l’on raisonne en analyse de cycle de vie, il faut arriver à collecter des données fiables sur les process de production des équipements, sur l’usage des terminaux, sur les datacenters et sur les réseaux. Ce ne sont pas forcément des données faciles à collecter. Cela peut relever du secret des affaires. Cela peut aussi être dû à des chaînes de valeur longues.


Quel est le volet règlementaire ?


Depuis la loi REEN (la loi de réduction de l'empreinte environnementale du numérique promulguée fin 2021), l’ADEME et l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse) ont mis en place un observatoire des impacts environnementaux du numérique. L’objectif est de quantifier les impacts directs et indirects du numérique sur l'environnement ainsi que sa contribution à la transition écologique et solidaire.


Les travaux de l'observatoire des impacts environnementaux du numérique sont rendus publics. Mi-avril, l’Arcep a publié la 4e édition de son enquête annuelle « Pour un numérique soutenable », qui présente les données collectées auprès des acteurs du numérique afin de rendre compte chaque année de l’évolution de leur impact environnemental en France.


Concrètement, l’Arcep a un pouvoir de collecte des informations auprès des entreprises du numérique et a été mandatée par le législateur pour dresser ce panorama. L’institution a commencé par suivre les opérateurs réseau de télécommunication au vu de ses liens historiques avec ces acteurs, puis, progressivement, la collecte s’est élargie auprès des autres acteurs du numérique, centres de données, fabricants de terminaux, et toutes les autres briques du numérique qui ne faisaient pas partie à la base du périmètre historique de l’institution.


L’intérêt du rapport annuel de l’Arcep sur le numérique est que l’on commence à avoir une base comparative. L’intérêt pour ces questions-là est très récent. On commence seulement à s’intéresser à l’empreinte numérique en France et nous faisons partie des pays qui réfléchissent le plus à cette question, or nous sommes entrés dans l’ère numérique au niveau global il y a déjà plusieurs décennies… L’Arcep joue un rôle moteur de conseil auprès du BEREC qui est l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques. Si on se compare à nos voisins en matière de politique environnementale, l’Allemagne a été plus offensive sur les contraintes en lien avec les réseaux de chaleur en les rendant obligatoire et certains pays, comme les Pays-Bas et l'Irlande, ont adopté des approches pour cadrer davantage le rythme d’arrivée et la dispersion spatiale des centres de données.


Quels sont les enjeux principaux aujourd’hui, de votre point de vue ?


Mesurer correctement l'empreinte de l’eau reste un réel sujet. D’abord, il faut s’accorder sur le vocabulaire. De quoi parle-t-on ? Mesure-t-on de l’eau prélevée ou de l’eau consommée ? Car ce n’est pas la même chose. L'eau prélevée revient dans son milieu, l’eau consommée non, et pour l’activité des centres de données par exemple, cela va dépendre du mode de système de refroidissement. Quand l’eau circule dans des boucles de circuits fermés de refroidissement, on peut considérer que l’eau est prélevée du milieu et qu’après être passée par un système d’échangeur thermique pour refroidir les serveurs, elle va y revenir après un processus de dépollution si besoin. Quand le système de refroidissement des serveurs est par gouttelettes, basé sur le phénomène physique d’évaporation, on est dans ce cas de figure dans de la consommation d’eau sans retour au milieu. Ce n’est pas le mode de fonctionnement dominant en France mais aux États-Unis et dans d’autres pays, ce type de systèmes de refroidissement dit « adiabatique » est encore très répandu. L'eau sort alors de son cycle naturel et ne revient pas au milieu. Le risque à terme est de priver l’aval du centre de données d’une quantité d’eau qui peut être relativement importante et/ou d’impacter la nappe phréatique avec à terme, des conflits d’usage.


Un deuxième enjeu concerne le référentiel. Les entreprises utilisent les analyses de cycle de vie depuis longtemps, dans des perspectives d'éco-conception, généralement au niveau de l’ingénierie de production. En matière de R&D, la recherche de la baisse de consommation est un moteur d’innovation mais dans ce cas, les données et le référentiel restent internes à l’entreprise et ne sont pas communiqués au-dehors. À partir du moment où l’on cherche à utiliser un référentiel unique comme outil au service d’une politique publique, cela devient plus complexe. En effet, les données et méthodes d’éco-conception qui sont pratiquées par les entreprises ne sont pas homogènes et la façon d’appliquer les ACV diffère d’une entreprise à une autre, même en respectant la norme ISO. Or, si les données ne sont pas produites de la même manière, c’est difficile de les comparer. Le défi donc ici est d’arriver à concevoir une base de données homogène.


Il y a quelques années, un consortium s’est constitué, composé de quatre entités privées - LCIE/Bureau Veritas, APL Data Centers, le collectif GreenIT.fr et DDemain. L’objectif était de mettre en place une base de données qui soit entièrement dédiée au bilan écologique numérique. NégaOctet - c’était le nom de la plateforme - avait pour ambition de développer et d’expérimenter un référentiel d’évaluation des impacts environnementaux des services numériques basé sur une approche ACV. Cela concernait les données échangées via le réseau internet (4G, fibre…), celles stockées des datacenters, celles liées à l’hébergement et au traitement de l’information (switch, firewall, routeur, stockage), et celles remontant des terminaux de consultation et des capteurs liés aux objets connectés. L’accès aux données était payant sur cette plateforme. L’informatique évoluant très vite, il est très coûteux de maintenir une telle base de données à jour et d’évaluer précisément l’empreinte numérique des composants qui évoluent constamment. L’accès à NégaOctet n'est à date plus commercialisée par le consortium. Au vu de l’importance croissante du sujet, l’Ademe a lancé une autre initiative et a financé des études préalables pour voir comment une telle base de données numérique pourrait rester publique, gratuite et à jour, en impliquant le CNRS et Inria.




L’approche ACV

Complémentaire au bilan carbone, l’analyse du cycle de vie est une méthode d’évaluation normalisée (ISO 14040 et 14044) utilisée pour quantifier l’impact environnemental d’un système (produit, service, entreprise ou procédé) sur l’ensemble de son cycle de vie, de sa conception (optimisation des procédés de fabrication, choix de matériaux, stratégie de sourcing) jusqu’à sa fin de vie (récupération, recyclage, élimination…). 16 indicateurs d’impact sont pris en compte dont un portant sur le changement climatique mesuré en équivalent CO2. De par son approche complète multi-systèmes et multicritères dans la durée, l’ACV permet aux entreprises de communiquer de manière transparente sur les performances environnementales de leurs produits et systèmes industriels.




NégaOctet 2.0.

Issu du premier projet privé NégaOctet, 55 données ont été développées spécifiquement pour la Base Empreinte® de l’Ademe pour un usage en libre accès couvrant différents niveaux d'un service numérique. Ces données sont compatibles avec les référentiels sectoriels de l'ADEME et concernent spécifiquement les sujets suivants :

  1. pour les services numériques : envoi d'un mail, streaming de vidéo, transfert de fichier, stockage de données dans le cloud, webconférence, requête web
  2. pour les équipements terminaux : ordinateur fixe et portable, tablette, smartphone, écran d'ordinateur, téléviseur, disque dur externe, SSD externe, clé USB, box internet, montre connectée, thermostat connecté, capteur d'industrie
  3. pour le réseau fixe et mobile : impact du transport d'1 Go
  4. pour les équipements datacenter : impact de serveur et de machines virtuelles.




Le saviez-vous ?

30 % de la facture d’électricité porte sur de la fiscalité dont la plus grosse partie relève de la TICFE, le Taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité. Cette taxe, instaurée en 2004 sous l’acronyme CSPE (Contribution au service public de l’électricité), renommée en 2016, a pour but de financer la péréquation spatiale (c’est-à-dire le lissage des coûts de l’électricité partout, y compris dans les zones difficiles d’accès) et le développement des énergies renouvelables (éolien, hydraulique et solaire). Depuis 2016, le niveau de cette taxe a été fixé à 22,50 euros / MWh pour les industries électro-intensives dont font partie les datacenters (à titre de comparaison, un particulier est taxé 33,70 €/MWh).




TTI.5

Le Transition Institute 1.5 (TTI.5), 1.5 comme écho à l’objectif d’élévation maximal de température prôné par le GIEC, est une initiative lancée par Mines Paris – PSL avec le soutien de sa Fondation. Dédié au design de la transition, l'ambition de cet institut est d’apporter des réponses scientifiques éclairées au défi majeur du changement climatique, sur les enjeux liés à l’adaptation, à l’atténuation et à la biodiversité.

Parution magazine N°49 (juin, juillet, août)

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