Plaidoyer pour les normes IT
de la sagesse

Par Antoine Guy, 26 juin 2025 à 22:51

Responsabilité Sociale Exigée

L’univers des TIC, loué à juste titre pour ses bons et loyaux services, fait l’objet par ailleurs d’un procès en gloutonnerie énergétique. L’usage exponentiel de l’IA, des cryptomonnaies, et autres billevesées tiktokiennes pèse lourd dans le casier du mis en examen. Émission de CO2 et inflation digitale sont-elles réconciliables ? À l’ETSI, Dominique Roche et Lynn Reiner, très engagés dans l’écoresponsabilité des TIC, estiment l’infraction avérée mais la cause encore défendable. Ils plaident la culpabilité aujourd’hui mais la relaxe demain, si l’approche change. Durabilité en plus de l’interopérabilité, discernement entre « utile » et « futile », sont les voies vertueuses de la rédemption des TIC.

L’ETSI what’s going on...


La dynamique sophipolitaine et la densité des organisations de cet écosystème rendent son observation ardue, au point de ne plus voir l’éléphant dans la pièce. Avons-nous conscience de la présence depuis 1988, au cœur de la Florence du 21e siècle, de l’ETSI1, à l’initiative des instances européennes ? Savons-nous que l’ETSI a mis au monde les normes GSM (3G, 4G, 5G…), a codé l’ADN profond de la téléphonie mobile dont on ne redira jamais assez combien son avènement a révolutionné nos rapports au monde en nous offrant l’ubiquité de l’internet adossée à la caisse de résonance des réseaux sociaux ? Enfin, réaffirmons qu’à l’ETSI, contrairement à d’autres instituts de la même veine, « les livrables des groupes de travail sont en accès libre et gratuit… », déclare Dominique Roche. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour nous ça veut dire beaucoup, beaucoup !


Les normes, armes fatales contre les monopoles


En technologie, comme ailleurs, l’édiction d’une grammaire commune évite de sombrer dans une babelisation anesthésiante. Mais est-ce la seule raison d’être d’une norme ? Au cours d’un cycle où l’innovation, d’abord affaire de quelques pionniers, se banalise ensuite en technologie critique adoptée par le plus grand nombre, les normes agissent comme des boussoles indiquant le cap souhaitable pour les fabricants et souhaité par les usagers.


Or montrer où aller ne dit pas forcément comment s’y rendre. La loi, pour contraignante qu’elle soit, dans son incapacité à se substituer à la liberté, peut sous-entendre la morale mais difficilement forcer les comportements. Ainsi, les normes fixent le cadre d’une désirable et logique interopérabilité au bénéfice de l’usager afin de mieux le protéger des tentations de l’industriel incité par son bas de bilan à promouvoir ses solutions « propriétaire », ressorts classiques des marchés captifs certes faciles d’accès, mais truffés de pièges monopolistiques pour le client et contraires à la protection des ressources planétaires.


L’ancien testament s’est vite effacé derrière le nouveau


L’univers des télécommunications n’a pas échappé à son destin. Sa genèse, écrite au « 22 à Asnières2 », narrait un Eden, où les équations du premier degré commutaient facilement sur trois scalaires simples. Un seul service, un seul média, un seul terminal. Leur résolution toujours évidente, trouvait l’inconnu sans appel, puisqu’il décrochait systématiquement… « au bout du fil ». Et puis la paire étant déjà bien torsadée, les premiers standards de la téléphonie ne donnèrent que très peu de fils à retordre aux descendants de Graham Bell3.


L’irrépressible besoin de sapiens pour aller toujours plus loin a très vite mué ces quelques torons bien peignés en une pelote planétaire et enchevêtrée, que les tresseurs du nœud gordien n’auraient pas reniée. Hermès, dieu grec des télécommunications, doit se retourner dans son pigeonnier ! Les protéines du bouillon initial ont colonisé le monde et évolué vers une infinie biodiversité. Ainsi la planète télécom s’est peuplée de millions d’usagers, d’une multitude de services sécurisés autour de la voix, de la vidéo et de la donnée, de médias tout aussi baroques, faisceaux hertziens, câbles de toutes catégories, fibres optiques, liaisons satellites, de topologies en arbre, en anneau, d’une large palette de débits, de protocoles et d’applications aux finalités d’un exotisme sidérant. Même une novlangue a émergé, avec ses termes barbares comme commutation, virtualisation, port, chiffrement, jabbers, collisions, multicast, et des colonnes sans fin d’acronymes : VPN, FDDI, RNIS, TTL, FTTH, ATM, ETHERNET, DNS, DHCP, MPLS… (la liste complète, si tant est qu’elle puisse exister, remplirait des dizaines de magazines comme celui que vous feuilletez à cet instant).


OSI de l’ISO ou les sept piliers couches de la sagesse


Le travail normatif vivait un saut quantique et ne pouvait plus être confié à la seule plume de quelques disciplinés moines copistes. Des nouveaux testaments ont commencé à prendre le pas sur l’ancien. Ainsi sont apparues diverses congrégations normatives : bien sûr l’ETSI, mais aussi la CEI, l’IUT, l’ISO… Peut-être, dans le cadre de cet article, retiendra-t-on au moins le nom du plus célèbre édifice standardisant ayant relevé le défi d’embrasser dans un seul modèle exhaustif la globalité de l’univers des télécoms : le très enseigné modèle OSI (Open System Interconnexion) en sept couches, issu de l’ISO (International Standard Organisation) censé décrire et englober tous les objets, protocoles, services, concepts présents et à venir au sein de cette galaxie. Sept couches, chiffre symbolique s’il en est dans nombre de civilisations, peut-être comme les étages de la tour inclinée de Pise dont les quatre petits degrés d’écart par rapport à la verticale disent l’incomplétude intrinsèque et irréductible d’un tel modèle.


La bataille de l’interopérabilité fortement engagée, celle de la durabilité commence


Et alors ? Actons d’abord que les avancées en télécommunications et les normalisateurs se livrent une course à l’échalote, sous-tendue par le besoin impérieux en interopérabilité. Mais, selon Dominique Roche, « derrière cette forêt se cache un nouvel arbre, celui de la durabilité. Traiter, stocker, transmettre de la donnée requiert des infrastructures qui satisfont également le cycle déploiement, exploitation, recyclage ». Dans le contexte actuel de la raréfaction des ressources planétaires, les termes de sobriété, frugalité, tempérance, clignotent de plus en plus rouge vif sur les écrans radars des groupes de travail de l’ETSI.


L’interopérabilité s’impose non plus seulement à un instant « t » entre des équipements provenant de différents fournisseurs, mais sur la durée, entre les différentes générations de technologies. D’aucuns l’ont nommée compatibilité ascendante. Par exemple, entre 4G, 5G et même 6G, deux questions émergent : « En-ai-je vraiment besoin ? » demande Lynn Reiner, et si oui, « ne peut-on pas mettre à jour des lignes de codes dans un hardware parfaitement capable de continuer à faire le travail, évitant ainsi de le remplacer ? », interroge Dominique Roche. Il répond à cette dernière question par l’affirmation d’une nécessité, non négociable, de concevoir des équipements modulaires autorisant les évolutions purement logicielles. Il insiste aussi sur l’urgence de rassembler tous les services, par exemple dans le cas des smart-cities, sur des réseaux unifiés et mutualisés… durabilité oblige !


Utile ou futile ? Telle est la question !


Vox populi déclare un peu trop rapidement que le péché véniel majeur des TIC tient à leur consommation électrique, responsable de coupables émissions de CO2. Ces émissions sont estimées à 4 % du total des rejets anthropiques, c’est-à-dire finalement très peu lorsqu'elles sont comparées à l’empreinte d’autres secteurs. Mais Lynn Reiner alerte sur ce chiffre très éloigné de la réalité « puisqu’il ne prend pas en compte les empreintes liées à l’extraction des métaux et des terres rares, à l’acheminement des matériaux vers les usines, à la production industrielle des composants d’infrastructure, à leur déploiement et à leur recyclage en fin de vie. Là se situe bien la partie immergée de l’iceberg, sournoisement occultée, et qui représente 80 % de la valeur de l’indicateur recherché. »


À quelle échéance une installation de télécommunication devient-elle vraiment obsolète versus combien de temps l’exploite-t-on réellement ? Lynn Reiner rappelle que « le câblage d’un immeuble peut rendre service pendant 25 ans, alors qu’on a tendance à le remplacer tous les 5 ans en fonction des locataires successifs ». Le déploiement de fibres optiques capillaires jusqu’aux usagers oblige à poubelliser des câbles en cuivre de très bonne qualité, chers à déployer, à démonter et à recycler, et en final pour apporter des débits bien souvent démesurés par rapport aux réels besoins du consommateur du service. De plus, la connexion fibre jusqu’un terminal n’étant pas possible, il reste forcément une portion cuivre, qui peut à contrario devenir un goulet d’étranglement, annulant alors le bénéfice de la fibre.


Elle en profite pour souligner aussi que les pénuries de ces métaux et terres rares sont à notre porte. « En 1800, l’industrie utilisait 9 métaux ; depuis les années 2000 elle a besoin de 70 métaux et matériaux rares, dont 29 seront en pénurie dans 25 ans si rien n’est fait pour recycler, optimiser et trouver des solutions alternatives Le cuivre aura disparu de nos mines à l’horizon 2043, alors que la production de câbles télécom et électriques requiert 60 % de la production mondiale. » Lynn Reiner s’appuie sur l’exemple de la RATP. La célèbre régie francilienne possède la plus grosse installation européenne de vidéosurveillance analogique (entre vingt et trente mille caméras), et a migré vers du tout numérique en choisissant de conserver ses bons vieux câbles coaxiaux, non seulement pour transporter le flux vidéo en IP mais aussi pour l’alimentation électrique des caméras. « La technologie n’est peut-être pas la plus sexy au monde mais elle coche très bien la case de la sobriété, de la réutilisation et limite cette course en avant dans laquelle on remplace systématiquement et on jette tout. Le recyclage des câbles en cuivre reste trop rare car trop cher », commente-t-elle.


Bon usage et pilotage sont les deux mamelles vertueuses pour des TIC durables et sobres


Pour résumer les enjeux des TIC, Lynn Reiner cite Albert Einstein : « Les problèmes importants auxquels nous sommes confrontés ne peuvent pas être résolus au même niveau de pensée avec lequel nous les avons créés », tandis que Dominique rappelle l’importance de mettre en place désormais des KPI, « des indicateurs clés de performance pour orchestrer interopérabilité, durabilité, consommation, et recyclage. » eG4U, l’ONG qu’il préside, propose gratuitement des outils et des méthodes pour opérer ces transitions infrastructurelles.


Les TIC seront-elles finalement à la fois victimes et bourreaux d’elles-mêmes ? Cette synthèse est séduisante mais en pointant une certaine responsabilité des fabricants, elle oublie le rôle de l’usager. Dans les TIC comme au supermarché ou dans nos véhicules, il est également urgent de se demander comment ne pas aller trop loin, d’évaluer la pertinence d’un besoin utile ou la toxicité d’un caprice futile… « Utile ou futile ? Telle est la question. » Les normes peuvent largement nous aider mais ne remplaceront jamais notre discernement.






European Telecommunication Standard Institute ou Institut Européen des Normes de Télécommunications

Sketch culte de Fernand Raynaud de 1955 en clin d'œil aux plus anciens...

3 Alexander Graham Bell (1847-1922), ingénieur et scientifique, à qui l’histoire attribue la paternité du téléphone.


Encadré 1

Après avoir consacré le début de sa carrière à l'analyse de la communication dans différentes agences gouvernementales aux États-Unis, Lynn Reiner a passé onze ans à enseigner dans l'Éducation nationale. Puis, elle a rejoint le bureau d’études InGeTel en 2019 dans le but de sensibiliser les acteurs du numérique à l’écoresponsabilité. Aujourd’hui, Lynn est PDG d’EcoFlex’IT Development, porte-parole de l’écoconception du numérique au sens large dans l’ONG eG4U (eGreen for Users) en tant que directrice technique d’Ingénierie TIC et dans le comité technique ATTM de l'ETSI, dans lequel elle préside le sous-comité TM6 en tant que représentante d’eG4U.


Encadré 2

Vétéran des télécoms, Dominique Roche est aujourd’hui président de l'ONG European ICT Users, association des utilisateurs pour la gestion des ressources du cycle de vie des technologies de l'information et de la communication. Père de la première norme française sur l'installation de réseaux decommunication, il préside plusieurs comités de normalisation à l’ETSI : ETSI/ATTM (Access Terminals Transmission Multiplexing), ETSI/ISG OEU (Industry Specification Group Operational Energy Efficiency for Users).



Encadré 3

L'ONG européenne eG4U (eGreen for Users) a été créée en décembre 2015 et fédère des utilisateurs privés et publics des TIC (entreprises, villes, clients des fournisseurs de TIC…). La raison d'être de l'association est de renforcer, au niveau européen, la durabilité environnementale, économique et sociétale des TIC, et en particulier dans la gestion et le suivi des consommations énergétiques, des émissions équivalentes de CO2 et des déchets électriques et électroniques. Tout au long de leur cycle de vie.

Parution magazine N°49 (juin, juillet, août)

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