PERMAentreprise
Réalisme audacieux ou utopie maîtrisée ?
Responsabilité Sociale Exigée

Green Team © Norsys / Marylou Mauricio
Norsys et son fondateur, Sylvain Breuzard, promeuvent le modèle de la permaentreprise, inspiré de la permaculture. Une approche étonnement alignée avec les intuitions de Pierre Laffitte, fondateur de Sophia Antipolis, à plusieurs dizaines d'années d'intervalle. Laffitte, à la fin de sa vie hyperactive, se passionnait pour les entreprises « à mission », un statut qui n'existait pas encore mais qui s’emboîtait parfaitement dans l’édifice qu’il avait construit autour des trois piliers Économie, Écologie, Culture. La rédaction a échangé avec Sylvain Breuzard, pour qui l'action est aussi « la sœur du rêve »1.
Il existe une autre route … c’est certain !
Christophe Colomb était-il un visionnaire de génie, ou plus simplement un audacieux narcissique doublé d’un apprenti sorcier irresponsable ? La réponse a varié en fonction des époques. Dans les années qui ont suivi sa première traversée, il a été moqué, combattu, jalousé aussi. Puis l’histoire avec un grand H a décidé de retenir son nom en le fixant dans les manuels scolaires. « Nul n’est prophète en son pays », dit l’adage. Il semble que la force et le creux des vagues dans lesquelles barra l’amiral Colomb soit à ce titre représentatifs du destin des avant-gardistes confrontés aux conservateurs, éternelle opposition entre rupture et continuité, entre audace et réalisme, entre utopie et pragmatisme.
Le créateur d’entreprise, profil aventurier s’il en est, choisit de ne pas rester sur le quai du « à quoi bon ? » et largue les amarres du « voyons ! c’est impossible ! ». Adoubé capitaine (courageux) et souvent « seul » maître à bord, il apprend chaque jour à barrer sa caraque pour éviter des galères. Il motive l’équipage, guette ses humeurs et anticipe les caprices marins du couple Poséidon-Éole.
« Comme je descendais des fleuves impassibles… »2
Il y a trente ans, Sylvain Breuzard fondait norsys, une ESN forte aujourd’hui de 750 employés répartis entre France et Maroc. Lui aussi partage ce destin de navigateur curieux, audacieux, briseur de préjugés, pourfendeur d’a priori. Bourguignon passionné de montagne, des parents enseignants, il accomplit un parcours étudiant en informatique. Après une étape professorale au moment de son service national, puis quelques années en tant que salarié de grosses entreprises de prestation de services en informatique, il ressent le besoin d’un autre rivage, la possibilité d’une autre façon d’approcher son métier. Il bourlingue alors au milieu de l’archipel des interrogations, entre les îles du « Comment ? Pour qui ? Pour quoi ? Vers quel objectif ? Avec quel impact ? ».
Son expédition touchera-t-elle la terra incognita, cet eldorado vanté par Marco Polo où croule tant de richesses ? Comme pour Colomb, l’épopée va se révéler plus riche que la destination. « J’ai été passionné par le fait de développer norsys en montrant qu’on pouvait développer correctement une entreprise de manière économique sans pour autant n’avoir qu’une seule finalité ». Engagé au Centre des jeunes dirigeants, il invente à sa façon une responsabilité sociétale d'entreprise, avant même qu’elle n’apparaisse dans le paysage règlementaire. Anticipant les bourrasques sociétales de l’après an 2000, il met en place, bien avant le Syntec, les 35 heures, les accords de vingt jours de congés payés, et une batterie d’avancées novatrices dans un souci économique certes, mais également social et environnemental, arguant du fait que la performance serait « globale ou ne serait pas ».
« J’ai des problèmes pour vos solutions »
« On est enfermé dans des schémas de pensée unique, faits par des gens qui veulent tout normer. Conséquence, tout le monde fait la même chose… c’est cela qui est terrible ! », commente Sylvain. La recherche d’un confort panurgique évite le stress de la prise de risque, l’anxiété de l’audace. « Mon chemin est de penser autrement, de contrarier une pensée unique et de démontrer par la réalité de l’entreprise qu’on peut réussir autrement », souligne-t-il encore.
Son almanach disruptif et expérimental est aussi dense qu’éloquent. 1996 : création d’une filiale au Maroc bien avant toutes les délocalisations dans le numérique. 2003 : création d’une fondation d’entreprise. Norsys à cette époque n’est pourtant qu’une PME et nombre de grands groupes n’ont pas encore envisagé cette démarche. 2005 : norsys signe son engagement contre la discrimination, introduisant le CV anonyme, propose des formations sur les préjugés-stéréotypes, entame une démarche d’égalité sur les salaires entre hommes et femmes, et facilite l’accès à la formation. 2007 : l'entreprise réalise son premier bilan carbone. 2010 : création du réseau Étincelle pour soutenir le monde associatif et aider les jeunes en rupture scolaire3. La liste ne s’arrête pas là. « Ce qui m’anime, c’est l’écosystème entre l’économique, l’entreprise, et les engagements sociaux et environnementaux. »
« La tempête a béni mes éveils maritimes… »
En 2019, Sylvain déclare vivre une remise en question et s’interroge sur la responsabilité sociétale d'entreprise, cette fameuse RSE. « Nombre d’entreprises estiment que la RSE est un bel acronyme. Ils ne savent pas comment faire et trouvent cela tout simplement cher. Ils finissent comme monsieur Jourdain par faire semblant sans le savoir… ». Force est de constater que l’impact des actions RSE sur le monde n’était pas flagrant… Il convenait de changer de braquet et cette nouvelle course à la vertu tiendrait moins de la bicyclette de Montand4 que de l’enfer des pavés du nord, sous lesquels était la page qu’il fallait justement tourner. « Après vingt ans de RSE, il semble que les entreprises veulent qu’on leur parle de leur développement, pas vraiment de RSE », explique Sylvain Breuzard, philosophe.
« J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides… »
Sylvain rencontre alors le concept de permaculture, une approche agricole australienne née en 1970, inspirée de méthodes japonaises, fondée sur trois piliers : respect des sols, respect des hommes, fixation de limites à la consommation avec redistribution des surplus. L’idée fait son chemin dans l’esprit de Sylvain qui imagine des pratiques éthiques analogues dans la gouvernance de son entreprise : respect des individus dans et hors les murs, respect de la nature, auto-fixation de limites dans l’utilisation des ressources (humaines mais pas que…), accompagnée d’une redistribution des richesses créées par l’entreprise vers toutes les parties prenantes, société civile de proximité inclus. Le concept de PERMAentreprise venait de naître et Sylvain ouvrait la voie à une RSE 2.0 (voire 3 ou 4).
Pour norsys, les conséquences concrètes ne tardent pas à émerger. La fixation des limites dans l’entreprise passe par un vote des collaborateurs, ou une décision d’un conseil éthique nommé en parallèle du comité de direction. Très concrètement: « Nous ne prenons plus l’avion si le voyage dure moins de 6 heures, nous ne commandons plus chez Amazon. Fini le plastique chez les traiteurs pour nos évènements. Nous n’acceptons pas forcément tous les projets qui se présentent, notamment ceux qui font la promotion des énergies fossiles… En revanche, l’entreprise a voté à 90 % pour le maintien de la charcuterie dans les after… Nous restons un peu gaulois quand même », explique Sylvain, goguenard. PERMA cousine avec réalisme et non dogmatisme. Le comité de pilotage de ce modèle décide des règles de scrutin en fonction du périmètre des décisions à prendre. « Le management ou les collaborateurs sont plus ou moins représentés pour tendre vers une démocratie éclairée. J’accorde une priorité absolue au débat ». C'est dit.
« J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles… »
Jusqu'où va-t-on? Norsys s’oblige à un « audit PERMA » tous les deux ans, pour revisiter régulièrement les pratiques, les habitudes… Les choix « Go / No-go » sur un projet découlent directement de l’application cohérente des trois critères éthiques : utilisation sobre et respectueuse des ressources (en particulier humaines), respect de la nature dans le design du projet, et agencement des écosystèmes impliquant toutes les parties prenantes. « Le plus important reste l’adhésion des collaborateurs à la démarche. Quand les projets sont sélectionnés et définis ainsi, le collaboratif s’exprime spontanément, un meilleur travail en équipe s’installe, l’attractivité se renforce et la motivation des personnes est plus forte. »
L’adoption des nouvelles technologies, comme récemment l’IA, interpelle sur les mêmes questions. « Go / No-go » selon l’éthique PERMA ? Norsys a mis en place un pôle PIRATEs pour Pôle d’Innovation, de Recherche appliquée et technologique, pour mieux décider du pourquoi et du comment explorer ces nouveaux territoires.
La PERMAentreprise n’arrête pas là sa marche en avant et se fixe des objectifs ambitieux mais pragmatiques pour produire un impact fort. « Reverser au minimum 25 % des bénéfices à la société civile, aux salariés et aux impôts… Je ne me fais pas que des amis… », mentionne Sylvain. « Essayer de réduire de 50 % en cinq ans nos émissions de CO2. Si c'est trop exigeant, s’engager à le faire vraiment sur dix ans. » Le modèle PERMA cherche à convaincre par une cohérence et des résultats mesurables.
Réussir dans la vie ou réussir sa vie ?
Sylvain a publié un ouvrage, La permaentreprise5, un modèle viable pour un futur vivable, inspiré de la permaculture. « Nous ne souhaitons pas labelliser le modèle, en faire une marque déposée ou une franchise. Il y a trop de labels aujourd’hui. Nous voulons convaincre, viraliser notre approche, progresser par capillarité de proche en proche », résume Sylvain.
Dans son film 1492, Ridley Scott tourne ce dialogue entre le personnage de Gabriel Sanchez (noble, ministre et trésorier royal joué par Armand Assante) et Christophe Colomb (joué par Gérard Depardieu) :
Gabriel Sanchez : Vous n’êtes qu’un rêveur !
Christophe Colomb : Regardez dehors, que voyez-vous ?
Gabriel Sanchez : Je vois des tours, je vois des palais, je vois des clochers, je vois la civilisation… et je vois des flèches s’élever jusqu’au ciel !
Christophe Colomb : Tout cela fut créé par des hommes comme moi. Aussi longue que soit votre vie, Sanchez, il y a une chose qui ne changera jamais entre vous et moi… je l’ai fait et vous… non (silence).
Dont acte.
1 Pierre Laffitte a intitulé ses mémoires ainsi.
2 Les titres des parties sont extraits de vers du poème Le Bateau ivre, d'Arthur Rimbaud (1854-1891), sauf la suivante qui est une citation attribuée à Woody Allen
3 Aujourd’hui le réseau « Étincelle » prend en charge 600 jeunes par an, avec une moyenne d’âge de 21 ans. Le dispositif mis en place consiste à leur proposer un parcours ludique en sept jours pour découvrir leur vraie passion, et d'imaginer un chemin d’entreprise. 75 % passent à l’action. Comme le résume Sylvain Breuzard: « Sept jours bien évidement ne suffisent pas à créer une entreprise, mais ces jeunes vont ressortir très motivés, en s’étant posé les bonnes questions. On réussit d’autant mieux quelque chose dans notre vie lorsqu’on est sur sa passion, son centre d’intérêt. »
4 La Bicyclette, chanson interprétée par Yves Montand (1968), musique de Francis Lai et paroles de Pierre Barouh
5 La permaentreprise, un nouveau modèle de développement pour des entreprises durables, de Sylvain Breuzard aux éditions Eyrolles, publié le 21 mars 2024
Sylvain Breuzard, La permaentreprise : Un nouveau modèle de développement pour des entreprises durables, Editions Eyrolles, publié le 21 mars 2024. ISBN-10 : 2416014412 - ISBN-13 : 978-2416014413
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