Scènes de la vie conjugale

Par Frank Davit, 16 mai 2023 à 12:34, Antibes

Arts en scène

Au sein de la fondation Hans Hartung et Anna-Eva Bergman, l'exposition « Cosmic Trip » invite à une montée aux nues dans le sillage des deux artistes qui donnent leur nom à ce lieu d'art antibois singulier et captivant.

Ils se marièrent (à deux reprises) et vécurent heureux dans ce petit coin de paradis, sur les hauteurs d’Antibes, devenu fondation dès 1994, après leur décès à la fin des années 80. Pour commencer la visite, voyez par vous-mêmes, tout ici est tranché. La radicalité picturale des deux artistes qui avaient jeté leur dévolu sur l’endroit pour en faire leur havre de création, à partir de 1973. L'architecture du site taillée à vif dans une vaste oliveraie… Sur place, tout est à l'image d’Anna-Eva Bergman et Hans Hartung, ce couple d’anthologie entré dans les annales de l’art abstrait du 20e siècle. Partout, c'est le triomphe d'un sens de l'épure, d'une rigueur magistrale qui impose son faste dépouillé à la vue. Le bâti de la villa-atelier, comme aimaient l’appeler les époux, profile sa découpe aux lignes géométriques acérées, comme un théorème en 3D. Le parc avec ses oliviers centenaires est entretenu, préservé dans le plus simple appareil de son terreau méditerranéen. Á travers ces aménagements, il ne s’agissait pas pour le couple de faire joli dans le paysage en s’installant bourgeoisement. Construire la maison de leurs rêves, c’était pour eux faire acte de sourcier, être en communion avec le jaillissement des forces de la nature et en irradier l’architecture des lieux, le magma de la lumière étant le premier matériau du foyer conjugal ! Ils étaient ainsi de plain-pied dans la dimension la plus concrète de leur art, au cœur d’un foyer de radiations ardentes, galvanisantes. Dans toute sa superbe, le résultat ne fait pas l’ombre d’un doute : un luxe de blancheur aux murs nus serti dans un écrin de verdure authentique, comme si cela avait été tracé d’un trait, à la pointe sèche. Centre de recherche et d’archives dédié aux deux artistes, la Fondation Hans Hartung et Anna-Eva Bergman qui a élu domicile dans leurs pénates s’offre alors au visiteur comme un magistral prologue à la vision de leurs œuvres.


Immersion sensorielle


Depuis l’an dernier, on peut en effet franchir les portes de celle-ci, le temps d’une exposition pour la belle saison. Par la suite, la Fondation devrait accueillir du public toute l’année. Tel est le projet. Dans l’immédiat, l’heure est à la découverte de l’exposition du moment, « Cosmic Trip ». Un seul titre pour deux volets distincts, l’un consacré à Bergman, l’autre à Hartung, car jamais ces deux-là n’ont créé à quatre mains. S’ils étaient chacun le premier spectateur du travail de l’autre, leur pratique picturale ne les menait pas sur les mêmes chemins. Proches d’une mystique de l’indicible, d’un irrésistible appel du sacré chez Anna-Eva Bergman. Dans une déflagration brute, une fraction d’énergie fulgurante chez Hans Hartung. Pour elle, une lente décantation, quelque chose qui infuse à la surface du tableau et qui fait écho aux phénomènes naturels de son septentrion natal (Anna-Eva était norvégienne). Pour lui, une danse d’atomes d’un espace-temps, des particules en électrons libres qui viennent graffiter la toile, la consteller comme des traces fossiles de la forge de l’Univers. Dans les deux cas de figure, au-delà de ce qui éloigne et rapproche parfois ces deux peintres habités, l’exposition se déploie comme une véritable expérience à vivre en immersion sensorielle avec les œuvres présentées dans les ateliers respectifs de madame et monsieur. Il y a le halo si particulier qui émane de la feuille de métal (doré, argenté ou cuivré) dont Anna-Eva Bergman aimait les tonalités, comme des plaques sensibles pour retranscrire des états de la lumière. Il y a cette sourde spiritualité qui palpite, diffuse, face à ses cosmogonies, l’un des thèmes favoris de sa peinture. Entre oratoire et observatoire, une ferveur calme flotte dans l’air de cet atelier.


Puissance volcanique


Dans l’atelier d’Hans Hartung, l’atmosphère des lieux est scandée par une sorte de micro-rétrospective en accéléré du parcours de l’artiste, représentant majeur de l’abstraction lyrique. Juste quelques brèves toiles pour montrer son évolution esthétique et certaines de ses techniques. La méthode du report par mise au carreau (afin de reproduire à grande échelle un dessin, une esquisse ou une toile) en faisait partie, tout comme l’emploi de toutes sortes d’outils de jardinage (pistolet à pulvérisation, sulfateuse, râteau…) recyclés pour un usage intensif à des fins d’aspersion du tableau en voie d’éclosion. Tout cet arsenal est resté in situ, à côté des grands chevalets où Hartung, aidé par ses assistants, produisait des œuvres en série, dûment immatriculées par ses soins. Pouvoir entrer dans cet espace de création laissé en l’état, comme si ce dernier allait surgir et se mettre au travail, est d’ailleurs l’un des moments forts de l’exposition. Celle-ci montre également des grands formats à l’acrylique où l’art du peintre franco-allemand (il est naturalisé français après la Seconde Guerre) est au paroxysme de sa puissance volcanique et de sa rapidité d’exécution. Peindre, chacun à son rythme, la vitesse de la lumière et la fugacité de la vie humaine. Comme une allégorie de leur geste créateur, peut-être est-ce ce qui relie les œuvres d’Anna-Eva Bergman et celles d’Hans Hartung ?


Le saviez-vous ?


En visitant la Fondation, on n’aurait pas fait le tour « des » propriétaires si on ne disait pas la fascination du couple pour le nombre d’or, cette équation mathématique comme un graal des proportions de la beauté idéale, voire divine. Inutile de préciser qu’ils en furent l’un et l’autre de fervents adeptes dans leur pratique picturale ! Le saviez-vous ? L’un des tableaux de l’exposition, la toile T1989- A40 d’Hans Hartung, est l’œuvre la plus « contemplée » du monde. Sept jours durant, l’artiste Abraham Poincheval, sous électrode pour enregistrer son activité neuronale face à l’œuvre, ne l’a en effet pas quittée des yeux dans le cadre d’une performance.


« Cosmic Trip » à la Fondation Hartung-Bergman Antibes / Jusqu’au 30 septembre


Jusqu’au 16 juillet, le musée d’Art moderne de Paris présente une exposition Anna-Eva Bergman. Nombre des œuvres qui y sont montrées proviennent de la Fondation.


Parution magazine N°41 (juin, juillet, août)

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