BioTech & dispositif médical
Anatomie d’un essor

Par Magali Chelpi-den Hamer, 4 juin 2024 à 14:37

De Tech à tech

Installée depuis trois ans sur la technopole, Cutiss Innovation continue son bonhomme de chemin. Son premier chantier, réussir à repigmenter la peau de la manière la moins invasive possible. Biologie cellulaire, dispositif médical de précision, IA-less… Rencontre avec Christophe Zimmer, le directeur de site de Sophia Antipolis.

Deux pour cent de la population mondiale est atteinte de vitiligo, une forme de dermatose auto-immune qui s’attaque aux mélanocytes. Ce terme alambiqué désigne des cellules de peau, localisées très précisément à la jonction du derme et de l’épiderme, dont la fonction est de synthétiser la mélanine.1 Très concrètement, quand les mélanocytes disparaissent, cela se manifeste visuellement par l’apparition de zones blanches sur la peau du visage, des pieds, des mains et des articulations. Ces zones sont plus ou moins étendues et vont de la décoloration partielle à une absence totale de couleur. Cela peut arriver à n’importe quel moment de la vie, à n’importe quel âge, quelle que soit la couleur de peau d’origine. S’il n’y a pas de grande variation en termes de prévalence entre pays, cette affection est diversement prise en compte et en fonction des contextes, peut se révéler un facteur d’exclusion sociale important. L’impact psychologique possible sur les personnes concernées n’est pas non plus à négliger, notamment pendant les périodes d’enfance et d’adolescence. Sous l’impulsion des Nations unies, une Journée mondiale du Vitiligo a été instaurée tous les 25 juin. L’Association française du Vitiligo estime qu’environ un million de Français sont concernés par cette affection, à des degrés divers.


Des origines de l’ancrage à la montée en puissance


Cutiss Innovation en a fait son cheval de bataille. Cette société sophipolitaine, elle-même spin off de la jeune biotech Cutiss AG2, a été créée à Sophia Antipolis en 2021 avec un premier ancrage au Business Pôle. Le choix de la zone géographique d’installation a été guidé par deux éléments principaux : la dynamique de l’écosystème en sciences de la vie et l’appui d’acteurs locaux pour structurer la dynamique d’implantation et capter les premières subventions. L’appui de Patricia Lay de la Fondation Sophia Antipolis a été déterminante sur le plan organisationnel. Sur le plan R&D, Cutiss Innovation se veut complémentaire de sa maison mère, les greffons de peau créés par Cutiss AG n’étant pas pigmentés. Le site de Sophia Antipolis est ainsi dédié pour le moment au projet de dispositif médical de greffe autologue des mélanocytes et la proximité du Dr Thierry Passeron, chef de l’unité de dermatologie du CHU de Nice et spécialiste mondial de la repigmentation, a certainement fait pencher la balance si d’autres territoires étaient considérés.


C’est en juillet 2022 que Cutiss Innovation rejoint ses locaux actuels au Bioparc. Une première subvention régionale de 300 000 euros permet de financer le laboratoire. C’est à partir de là que peuvent commencer de manière concrète les recherches in vitro sur les mélanocytes. En 2023, Cutiss Innovation obtient un financement non dilutif sourcé du 4e programme d’investissement d’avenir de 200 000 euros fléché pour travailler sur une preuve de concept pour un projet de dispositif de greffe autologue de mélanocyte. Si la société a plusieurs cordes à son arc (repigmentation, vieillissement des cellules, étude de l’effet de l’environnement spatial sur le vieillissement cellulaire), il est important au début de ne pas s’éparpiller.


En mars 2024, la société a été nominé aux Trophées HealthTech 2024 organisé par France BioTech dans la catégorie ‘Jeune Entreprise HealthTech de moins de 3 ans’. Cette nomination a permis de gagner en visibilité au niveau de l’écosystème parisien et de préparer une autre candidature au concours d’innovation I-Nov. Ce dispositif de soutien opéré par la BPI est financé par le plan France 2030 et a pour vocation de sélectionner des projets d’innovation à fort potentiel. À la clé pour la jeune société, un co-financement espéré de 2 millions d’euros. Le dossier a été déposé il y a quelques semaines, Cutiss Innovation saura bientôt si la société est sélectionnée pour son grand oral. Restera ensuite à trouver les fonds pour les études cliniques... Tout projet MedTech en effet est un projet de longue haleine et la fenêtre de commercialisation dans ce cas précis ne sera pas avant 2029, le temps de réaliser toutes les étapes.


Partenaires particuliers pour intérêts complémentaires


Plusieurs partenariats ont été établis. D’abord avec l’Antiboise IBSA Pharma, en sécurisant un accord de licence exclusif mondial sur un de leurs produits déjà commercialisés, Viticell. Christophe Zimmer, directeur du site de Sophia Antipolis, nous explique la démarche : « Viticell est un kit pour préparer une suspension de cellules afin de réaliser une greffe autologue. On va donc prendre des cellules de peau au patient et dans la même intervention, on va les lui regreffer ailleurs. C’est intéressant pour Cutiss d’avoir accès à cette licence car c’est un premier produit dans le domaine de la repigmentation et cela va permettre de découvrir le marché. On a en développement un dispositif très innovant qui va permettre de repigmenter la peau des patients avec une méthode peu invasive. L’idée est d’aller positionner les mélanocytes très exactement là où ils doivent être, au niveau de la jonction derme-épiderme, au lieu de faire une abrasion au laser comme c’est souvent fait aujourd’hui pour les greffes ou de les déposer en spray, comme le fait un concurrent, ou sous forme de gouttes, comme le fait Viticell.3 »


Pour travailler sur la preuve de concept, Cutiss s’est approché du CEA-Leti à Grenoble. « On a été capables de montrer d’une part, que l’on sait isoler et sélectionner des mélanocytes pour pouvoir les utiliser ensuite dans la procédure de greffe, et d’autre part, on a montré que les technologies que l’on souhaite utiliser pour fabriquer la suspension cellulaire et pour l’injecter sont compatibles avec les cellules humaines. Maintenant il faut tout rassembler dans un dispositif et finaliser le développement. »


Les pro-IA seront déçus, il n’y en a pas dans le processus R&D actuel. « On est sur des réactions enzymatiques et des patchs de microaiguilles. Biologie cellulaire donc et technologie fine pour une injection précise. C’est ça la nouveauté. Dans la sélection des cellules et dans la précision du site de greffe via le dispositif médical sur lequel on travaille. »


La règlementation, cette contrainte utile


Lorsqu’une société développe un dispositif médical, une étape fondamentale est celle du marquage CE qui est obligatoire pour tous les produits couverts par un ou plusieurs textes réglementaires européens. Le règlement sur les dispositifs médicaux (MDR en anglais pour Medical Device Regulation) est entré en vigueur en 2021. Comme nous l’explique Christophe Zimmer, il est important de structurer la démarche de développement organisationnel en conséquence : « La règlementation n’est pas un problème en soi. Ce sont des contraintes utiles. Cela sécurise les patients d’une part et d’autre part, c’est une barrière à l’entrée pour les concurrents. Mais il est important dès le début d’arriver à articuler toutes les stratégies - clinique, R&D, marketing, supply chain - avec la règlementation. Car très rapidement en effet, les données qu’on va devoir fournir pour constituer les dossiers règlementaires doivent être des données qui sont issues du process de fabrication définitif. Les dispositifs qu’on utilise en essais cliniques doivent être fabriqués avec les procédés définitifs avec les mêmes spécifications que le dispositif final. Autrement dit, on ne peut pas bricoler des choses sur un coin de table... Et c’est cela qui coûte cher, parce qu’il faut très rapidement, dès le début, mettre beaucoup de fonctions en place dans la société. On ne peut pas se permettre de faire les choses de manière séquentielle. Il faut mettre en place un système qualité, il faut structurer la R&D pour garder l’historique, il faut être capable de montrer que notre dispositif répond aux besoins exprimés par des utilisateurs… Il faut environ trois ans pour arriver à monter un dossier avec le design de l’étude clinique et pour être prêt à lancer l’étude. Comptez un an ensuite pour réaliser l’étude clinique et la revue du marquage CE. Ça fait des délais assez longs. Dans un secteur concurrentiel, c’est important de tout bien penser en amont pour éviter de perdre son avantage. »


Il poursuit : « Ce qui est plus compliqué je trouve, c’est l’accès aux professionnels de santé pour les études cliniques. C’est difficile d’obtenir des études ou même l’avis de cliniciens sans passer par des CRO. Et donc cela veut dire tout de suite des sommes astronomiques qu’il faut investir pour arriver à avoir des données cliniques indispensables à la poursuite de la R&D. Cet aspect-là est le plus complexe pour de petites structures. Nous avons la chance d’avoir le Dr Thierry Passeron, qui est en proximité et qui est en relation avec l’équipe, mais de manière générale, quand on démarre une startup dans la BioTech, avoir un board médical est une vraie difficulté. Beaucoup plus que la règlementation, je trouve. »


La repigmentation rapide ouvre un vaste champ d’applications. Le Vitiligo n’a qu’à bien se tenir.





Expérimentation spatiale...


Yael Berton, R&D Operations Manager pour Cutiss Inovation, a collaboré l’année dernière avec SpacePharma pour explorer le comportement cellulaire dans l’espace. Les cellules ont été simplement mises en culture, sans aucune interaction avec un quelconque principe actif. SpacePharma a fourni l’équipement et la logistique pour que cette expérimentation puisse se faire. Les cellules cutissiennes ont ainsi passé dix jours sur l’ISS en février 2023. Au retour, il a fallu vérifier que les données n’avaient pas subi trop de dégradation due aux conditions extrêmes. C’est un laboratoire de Miami, spécialisé sur les questions de cicatrisation et proche de la zone de récupération de ce mini-labo, qui collabore avec la société pour analyser l’impact du séjour spatial dans la variation d’expression des gènes en le comparant avec un échantillon terrien. Les résultats sont encore en train d’être regroupés pour être exploités.





1 La fonction de la mélanine est de pigmenter la peau.


2 Cutiss AG a été créée en 2017 et est adossée à l’université de Zürich. Elle s’est spécialisée dans la reconstitution de peau sur mesure et sur les greffes autologues. On est sur une approche de thérapie cellulaire, dans une logique de médecine régénérative personnalisée. Des essais cliniques de phase 2 ont été menés. La société est en train de lever des fonds pour des essais de phase 3.


3 Cutiss Innovation a testé son dispositif sur des échantillons de peau humaine. La matière première a été sourcée des déchets des chirurgies plastiques, soit pour récupérer des mélanocytes, soit pour faire des essais d’injection. A l’instar de la plupart des BioTech, une phase d’expérimentation sur des animaux est aussi réalisée.

Parution magazine N°45 (juin, juillet, août)

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