Homo numericus, Robo humanus
Jusqu’où peut-on aller ?

Par La rédaction, 20 octobre 2025 à 11:08

De Tech à tech

On ne présente plus David Gurlé aux technophiles. Pour les autres, souvenez-vous désormais que chaque fois que vous passez un appel audio ou vidéo sur internet, c’est David qui a fait partie des pionniers qui ont ouvert cette fonctionnalité au grand public. Une innovation qui touche aujourd’hui 8 milliards de gens. Et dire qu’il aurait pu s’arrêter là...

David Gurlé s'est lancé dans l’entrepreneuriat sans filet en 2013, avec le plein assentiment de ses proches. Perzo, Symphony, hive (renommé Hivenet), PoliCloud… Le fil rouge ? Des communications sécurisées permettant aux échanges privés et professionnels de rester confidentiels, une approche marché systématique orientée compliance, et une tendance assumée à secouer l’existant, notamment en prenant résolument le contrepied des hyperscalers. Azuréen intermittent, David Gurlé a partagé avec la rédaction son point de vue non crypté sur les transitions numériques en cours.


Vous avez contribué à façonner le cloud et tout un pan de votre activité aujourd’hui est tourné vers le développement d’une offre qui soit alternative aux GAFAM. Le cloud distribué que vous avez choisi de promouvoir et qui est moins énergivore et coûteux que les infrastructures centralisées classiques peine-t-il à s’imposer de votre point de vue ?


Je ne crois pas. Nous sommes en plein dedans avec Hivenet et on voit ce qui se passe en matière d'adoption. Notre offre de stockage distribué compte aujourd’hui plus d'un demi-million d'utilisateurs originaires de plus de 190 pays et la croissance reste très soutenue. On est même obligé de ralentir parce que nous rencontrons des problèmes de capacité pour servir la demande. Très honnêtement, je ne m’attendais pas à une globalisation aussi rapide. Il y a bien sûr certains pays qui sont plus demandeurs que d’autres, je pense à l’Asie du Sud-Est, au Brésil, aux États-Unis, à l’Afrique de l’Ouest… Mais la tendance est bien mondiale. Les gens ont besoin de stockage et ils veulent payer moins cher que les offres existantes qui sont majoritairement proposées par les hyperscalers comme Google ou Apple.


Vous savez, la plupart de nos clients ne savent même pas que l’on fait du cloud distribué et franchement, ils s’en fichent. Ils souscrivent à nos offres tout simplement parce qu’on est moins cher. Ça marche à cause du coût. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il y a aujourd’hui un paradoxe. Le prix du service de stockage de données ne fait qu'augmenter alors que le prix des disques durs diminue par deux tous les quatre ans. Il y a quelques années, on payait 10 dollars pour un service basique de stockage, aujourd’hui, le tarif est souvent de 15. Et pourtant, quand on regarde les prix des disques durs, c’est une chute constante. En 2025, Seagate commercialise ses modèles Exos M à 0,015 US$ le GB quand il commercialisait son SATA-3 à 0,30 US$ dix ans plus tôt. Le marché est contrintuitif et il y a une très forte sensibilité au prix de la part des clients.


Les besoins en matière de calcul et de stockage sont en forte augmentation sous l'impulsion des applications d'IA générative. Quelle est votre vision du paysage numérique à dix ans ?


À dix ans, c’est difficile à dire. Je dis ça parce que je n'aurais jamais imaginé il y a dix ans être là où j’en suis aujourd'hui. J’ai néanmoins une certitude. Beaucoup de fonctions dans les entreprises vont être remplacées par l'IA. C'est une tendance très claire qui a déjà commencé. Les chefs d'entreprise sont confrontés à un choix très simple finalement. Qui garder entre quelqu'un qui produit 100 % du temps à 100 fois moins cher et quelqu’un qui travaille huit heures par jour ? Ça va être très compliqué pour beaucoup de gens de garder le même travail qu’ils font aujourd’hui. En toute franchise, on a déjà commencé à réduire les effectifs dans mon entreprise et je pense que cette tendance va s’accélérer partout.


En termes de vision du paysage numérique, ce qui pour moi me paraît le moins anticipé aujourd’hui est la façon dont l’IA est en train de transcender le monde physique. Les impacts de l’IA sur le monde numérique sont largement documentés, je ne vais pas revenir là-dessus. Mais pour le monde physique, ça reste encore très abstrait. Or c’est vraiment un important virage qui est en train de se faire en parallèle de la transformation numérique en cours que nous touchons du doigt au travers de nos ordinateurs. L'IA devient assez avancée pour associer désormais la mécanique à l'intelligence. On est en train d’entrer dans l’ère des robots physiques intelligents, sous toutes ses formes, et les applications dans ce domaine sont infinies et vont profondément chambouler nos pratiques sociales.


De plus en plus de robots vont être utilisés dans les usages domestiques, certains vont être programmés pour accompagner le vieillissement des personnes à domicile, d’autres vont s’occuper du jardin de manière autonome, d’autres vont repasser vos chemises ou faire la cuisine… Ces révolutions sociales vont d’abord se concrétiser dans les couches sociales les plus élevées, mais ensuite, ça va se démocratiser. Et c’est cette arrivée imminente de la mécanique intelligente dans nos vies quotidiennes que je trouve encore difficile à imaginer aujourd'hui. En tout cas, ce n’est pas encore beaucoup mis en avant et pourtant ça arrive…


Est-ce qu’on doit se poser des limites ?


Non. Et je pense qu'il ne faut pas s’en poser. Tout se numérise et qu’on le veuille ou non, on est devenu homo numericus. On produit de plus en plus de données et on va en produire de plus en plus. On n'est pas du tout dans une déflation de numérisation, au contraire. On est à progression géométrique. Pour moi, se poser des limites serait limiter la progression de l'homme. Et je pense que dans le contexte global, il ne serait ni sage ni acceptable de mettre en place des bornes.


J’entends comme vous bien sûr des narratifs de scénarios catastrophes. Mais je crois que les gens se trompent. L’IA n’a pas d’objectif. L’IA n’a pas de conscience. Et même si on est entré depuis quelque temps dans l’ère agentique où une IA peut parler à une autre IA, elles utilisent un langage commun qui est encadré par un Model Concept Protocol conçu par une intelligence humaine pour leur permettre d’interagir plus facilement.


Alors on peut bien sûr légitimement se demander s’il y aurait un scénario possible dans le futur où les IA s’émancipent du protocole MCP et inventent leur propre langage pour aller plus vite. À ce moment-là il n’y aurait plus de langage commun homme-machine. Mais la question de base demeure, pourquoi le feraient-elles ? L’IA n’a pas d’objectif. Il n’y a donc aucune volonté possible d’optimisation ou d’efficience de sa part. L’IA n’est pas humaine et parce que son intelligence est justement artificielle, elle ne raisonne pas comme nous. Elle continue de répondre à une donnée, on pourrait dire à un stimulus, selon un modèle probabiliste.


Par contraste, l’objectif de l’homme, c’est survivre, coûte que coûte. Donc on se reproduit, on cherche à vivre en paix, on veut écraser l’autre... Les scénarios catastrophes oublient cette chose fondamentale qui est l'absence d'objectif de l'IA. Moi je ne crois pas du tout qu’un jour, sans que nous ne lui posions de question, l’IA va se dire « Tiens… J’ai un objectif… » J’ai vraiment du mal à imaginer ce point de conscience autonome au vu de la façon dont les intelligences artificielles fonctionnent aujourd’hui.


Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?


En collaboration avec Inria Sophia Antipolis, on travaille sur de l'IA distribuée. L'idée c'est de prendre des modèles d'IA et de les couper en petits morceaux et ensuite de les distribuer sur une diversité de processeurs de type PC, smartphones, serveurs, et de récupérer exactement les mêmes performances.


On a sollicité d’autres antennes d’Inria pour nous aider à réfléchir sur les problématiques de race conditions qui relèvent de problématiques algorithmiques complexes. Typiquement, quand un fichier doit être édité par plusieurs personnes en même temps, on se retrouve dans une telle situation avec plusieurs processus qui essaient d'accéder en même temps à une même source. Comment on arbitre cette situation d'écriture en simultané sur le même texte ? C’est très compliqué et c’est pour ça qu’on se fait aider.


Un autre nœud sur lequel nous travaillons avec Inria Rennes tourne autour des algorithmes d’écriture. Il faut savoir que pour stocker des données dans un réseau distribué, on a besoin de créer un répertoire qui est l’endroit où les données vont être placées. Ce répertoire a un algorithme d'écriture et un algorithme de lecture. Quand nous avons commercialisé Hivenet, le nombre d’utilisateurs a augmenté très rapidement et on s’est retrouvé avec des milliards et des milliards de fragments de fichiers distribués qu’il fallait placer quelque part et surtout retrouver ensuite. Or au vu du volume, on est arrivé à un point où l'algorithme d’écriture “oubliait” d’écrire un certain nombre de choses. Autrement dit, le modèle n’a pas réussi à suivre la montée en charge et il a été incapable de s’adapter. Vous voyez bien qu’on est loin d’une conscience autonome !




Depuis 2023, Inria et Hivenet travaillent ensemble pour développer des technologies de stockage et de calcul distribuées permettant de réduire la dépendance aux infrastructures cloud des hyperscalers. Cette approche repose sur l’utilisation de ressources informatiques décentralisées, mobilisant la puissance de calcul disponible sur différents types de matériel.


Deux défis opérationnels ont été lancés depuis, le défi ALVEARIUM (2023) et le défi CUPSELI (2025). Cette collaboration publique-privée scientifique mobilise une communauté scientifique d’envergure réunissant 11 équipes de recherche Inria – ARGO, COAST, COATI, OCKHAM, MAGELLAN, MIMOVE, NEO, TADAAM, TOPAL, STACK et WIDE – issues de six centres de recherche : Rennes, Bordeaux, Lorraine, Côte d’Azur, Lyon et Paris.


La dynamique est résolument collaborative avec des institutions académiques de premier plan, parmi lesquelles l’université de Bordeaux, l’université de Lorraine, l’université de Rennes et Université Côte d’Azur, ainsi que des organismes de recherche comme le CNRS, l’Institut Polytechnique de Bordeaux, l’Institut Mines-Télécom et l’École normale supérieure de Lyon.


Les avancées issues de ces travaux seront testées sur des infrastructures de pointe, notamment les plateformes de calcul Jean Zay et SLICES, garantissant des applications concrètes et opérationnelles des résultats de recherche.

Parution magazine N°50 (septembre, octobre, novembre)

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