Impression 3D & prothèses abordables,
quand la société civile s’en mêle

Par Magali Chelpi-den Hamer, 15 mai 2023 à 13:21

De Tech à tech

L’extra-territorialisation américaine a parfois du bon et le mouvement que Thierry Oquidam a importé des États-Unis il y a quelques années en créant la branche française de e-Nable en est une illustration très concrète. Si Thierry n’a pas la chance d’être sophipolitain, il a réussi à fédérer en quelques années un réseau de bénévoles dégourdis, les Makers, qui fabriquent des prothèses à faible coût pour des personnes qui ont des malformations sur les membres supérieurs et qui se sont signalées à l’association. 

L’agénésie est assez peu connue du grand public, pourtant en France, entre cent cinquante et trois cent cinquante enfants naissent chaque année avec des malformations aux membres supérieurs ou inférieurs. Santé publique France estime l’incidence à 1,7 cas pour 10 000 naissances, ce qui correspond à environ 150 cas par an, mais l’absence de registre (trois seulement pour trois départements) rend la comptabilisation très compliquée. L’affaire récente de santé publique des bébés nés sans bras dans l’Ain a donné un coup de projecteur à ces situations après qu’un signalement du registre des malformations en Rhône-Alpes ait recensé plusieurs cas d’agénésie des membres supérieurs sur plusieurs années consécutives dans un rayon de quelques kilomètres. L'agénésie transverse isolée d’un membre supérieur se caractérise par l'absence totale de membre ou par une malformation importante de l'un des avant-bras. Les causes sont diverses et peuvent être génétiques, mécaniques (brides amniotiques), en lien avec un médicament tératogène ou en lien avec une cause environnementale. En l’absence d’une collecte de données systématique institutionnalisée, les cas d’agénésie remontent au compte-goutte des maternités et des médecins traitants aux départements et aux agences régionales de santé. Par manque de parcours médical spécifique, les familles concernées par cette situation sont souvent perdues et ce sont elles que l’association cherche à épauler en priorité, en réseau notamment avec l’ASSEDEA (Association d’étude et aide aux enfants atteints d’agénésie).


Avec quatre autres passionnés (Corinne Oquidam, Ghislain Gauthier, Fred Guiraud et Boris Horowitz), Thierry a créé e-Nable France fin 2015. L’association est reconnue d'intérêt général un an plus tard et sa mission est de mettre en relation les personnes qui ont besoin d'être appareillées d’une prothèse de membre supérieur avec des Makers bénévoles qui vont pouvoir la fabriquer. La philosophie est basée sur l’open source, le principe de gratuité pour celui qui reçoit la prothèse et la formation entre pairs. Pour être reconnu Maker en effet, il faut avoir fait ses preuves et s’être auto-formé à l’impression 3D d’une main en suivant les instructions e-Nable. Le processus de validation est strict et demande la réalisation d’un prototype complet, ceci pour garantir la qualité, la sécurité et le confort des appareils offerts, ainsi que le caractère bienveillant des Makers, dans la mesure où ceux-ci sont ensuite mis en contact direct avec les familles.


La main e-Nable est la plus simple possible. 100% mécanique. Surtout aucune électronique dedans. Pas de moteur. Pas d’électricité. Facile à réparer. Pas besoin de recharger. Les adeptes du bionique passeront leur chemin. Tout est imprimé en 3D, à l’exception de quelques pièces (mousse, vis, fils nylon…) qui restent accessibles facilement dans le commerce. Pour moins de 50 euros, on peut se serrer la pince. L’association en finance une partie, le Maker finance le plastique pour l’impression, et c’est entièrement gratuit pour la personne à qui la main est destinée. Depuis le début de l’aventure, 522 Makers ont été validés par l’association, 266 prothèses ont été livrées, majoritairement à des enfants et adolescents, et 63 sont en cours. Les Makers prennent soit les mesures directement auprès de la personne si celle-ci habite près de chez eux, soit travaillent sur base de photos que la personne leur transmet. Mailler le territoire au plus près des besoins fait partie de la stratégie associative, tous les membres sont bénévoles et chaque main est unique, les enfants choisissent eux-mêmes leur thème et leurs couleurs.


Il y a grossièrement deux catégories d’agénésie. Soit l’enfant naît avec un poignet opérationnel, une paume et pas de doigts, soit l’enfant naît sans poignet du tout. e-Nable a donc développé une dizaine d’appareils différents pour pouvoir s’adapter aux différentes situations et des aménagements sont constamment faits sur les modèles de prothèse, par exemple pour laisser passer des doigts résiduels existants. Thierry explique qu’au royaume des prothèses médicales, il existe deux types. Ce que l’on pourrait appeler une prothèse sociale, qui n’est finalement qu’un manchon dans lequel le moignon se place, avec pour fonction principale de cacher le handicap. Ce type de prothèse coûterait entre 2 et 4 000 euros. « Les prothésistes sont capables aujourd’hui de reproduire une texture quasi-naturelle de peau, en revanche, la main ne sert à rien, à part à cacher la malformation du membre ». L’autre alternative est la main myoélectrique, une main bardée d’électronique, qui peut contenir jusqu’à 25 moteurs et qui en théorie est capable de faire des gestes de préhension très fins. Le prix par contre se situerait entre 40 000 et 140 000 euros. La prise en charge des appareillages est variable d’un département à l’autre, et pour un enfant qui va devoir renouveler son équipement tous les deux ans pour l’adapter à sa croissance, le coût reste très prohibitif pour les familles. « La main myoélectrique n’a rien à voir avec la main de Luke Skywalker à laquelle on aurait tendance à l’associer. En fait c’est un manchon, comme une prothèse sociale, mais à la différence, c’est que le manchon est bardé de capteurs qui sont posés sur les muscles résiduels du membre. Ces capteurs sont de deux types. Soit ils enregistrent le gonflement du muscle à l’action, soit ils enregistrent la différence de potentiel électrique du muscle à l’action. Au final, c’est la même chose, mais on se heurte toujours au fait que pour une main bioélectrique qui aurait 25 moteurs, on n’a toujours ″que″ trois muscles utilisables dans l’avant-bras, ce qui rend les gestes de préhension fine difficiles. Avec les prothèses myoélectriques existantes, il y a encore un problème d’interface homme-machine pour le grand public. Ce qu’on sait faire aujourd’hui, c’est mettre ces mains en quatre ou cinq positions prédéterminées pour attraper, tenir, porter, etc. Mais ces mains restent chères et surtout fragiles. Impossible pour un enfant de prendre son bain avec… »


Entre la prothèse sociale et la main ultrasophistiquée de Star Wars, il n’y avait donc rien. Les prothèses développées par le réseau e-Nable ont cherché à combler ce vide, à démocratiser les prothèses des membres supérieurs, et l’association s’est fait au fil des ans fer de lance pour faire connaître l’agénésie des membres supérieurs au grand public et développer son maillage territorial en rapprochant au plus près demandeurs et Makers. La majorité des prothèses développée par le réseau e-Nable a été adaptée à des enfants entre 5 et 15 ans qui sont nés avec des malformations de membre supérieur. L’association a équipé une vingtaine de personnes accidentées, une fois leur membre complètement cicatrisé. Certains adultes ont sollicité l’association pour un besoin très spécifique : tenir l’archet d’un violon par exemple, ou faire du vélo. e-Nable travaille aujourd’hui en partenariat avec plusieurs hôpitaux. Avec le département d’ergothérapie des Hôpitaux de Saint Maurice, l’association s’est engagée sur une convention de recherche pour travailler en collaboration sur l’amélioration des prothèses et du logiciel de suivi. Avec le CHU de Brest, une équipe pluridisciplinaire de six personnes a été mise en place, regroupant des compétences en impression 3D, robotique et modélisation. L’association travaille aussi régulièrement avec des ergothérapeutes et des kinésithérapeutes sur certaines situations et elle est actuellement en recherche de mécénat de compétence dans le cadre d’un projet de main myoélectrique abordable qu’elle est en train de développer sur base de plans mis en open source par des ingénieurs japonais d’Exiii. Sur Sophia, l’association est présente avec un Maker formé (merci Rémi) et une main en cours pour Stéphanie. Quand la société civile s’approprie les nouvelles technologies grâce à l’open source, c’est tout un champ de nouvelles solidarités qui s’ouvre et c’est surtout une mise en réseau choisie par chacune des parties, à rebours des codes actuels sur le marché des prothèses.

Parution magazine N°41 (juin, juillet, août)

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