Chronique de l’infraville...

Par Frank Davit, 29 février 2024 à 14:53

Arts en scène

L’humain sous l’urbain. Nature et béton au corps à corps. Ce que, pour reprendre le titre d’un film, l’on pourrait qualifier d’« asphalt jungle »… Couple de photographes azuréens, Anne Favret et Patrick Manez défrichent ensemble des territoires du visible aiguisés par leur science du cadre et leur regard en éveil. Rencontre en coin de l’œil…

L’automne dernier, ils exposaient à Sophia-Antipolis le fruit de leur travail, radiographie d’un environnement où nature et construction s’hybrident dans une connivence luxuriante. Á travers cette exposition baptisée Antipolis, l’objet de leur attention n’était autre que Sophia-Antipolis elle-même, tentaculaire village moderniste essaimé dans les forêts, cité utopique qui se déploie en une entité unique. Les auteurs de ces « vedute » (un mot employé à dessein en clin d’œil à l’art pictural italien dit des « vues ») buissonnières, Anne Favret et Patrick Manez. Arpenteurs géomètres du réel, professeurs à l’école d’art de la Villa Thiole à Nice, Anne Favret et Patrick Manez développent depuis plus de trente ans une pratique de la photo en tandem. Basés à Nice, infatigables explorateurs de paysages où se télescopent le végétal et le bâti, ils semblent dresser un état des lieux d’une certaine concrétude des choses par le filtre de leurs photos. Segments de rues, immeubles, entrepôts, pans de murs, aménagements arborés, fleuris… Dans Plan B Europe, une fresque photographique au long cours qu’ils ont initiée à partir de 2009, les deux artistes séquencent le génome de villes occidentales (choisies avec un B pour initiale de leur nom), auscultent le tissu métastasé de leur épiderme.


Traité des solides et des volumes


Berlin, Bruxelles, Benidorm en Espagne, Bréda aux Pays-Bas, Birmingham en Angleterre, Bologne en Italie, Boulogne en France… De ville en ville, en immersion dans leur sujet, ils laissent une idée de l’Europe faire son chemin, entre l’ancien et le nouveau, entre hier et aujourd’hui. Ample motif pour un vaste propos ! Comme un constat, tracé selon les lois d’une représentation scrupuleuse, cela s’apparente d’abord à un traité des solides et des volumes, avec un rendu à l’exactitude au cordeau. Et puis quelque chose d’autre, peut-être, s’insinue sous nos yeux, d’un ordre plus immatériel précisément face à tant de matérialité montrée. Un effet palimpseste qui invite le regard à s’immiscer dans les différentes strates de lecture d’une image, dans ses anfractuosités. Où se fait jour la cartographie d’un espace-temps et la mainmise de l’humain. Où la photo opère alors comme un relevé d’empreintes, révélant un ordre politique et économique à l’œuvre de façon sous-jacente pour configurer des écosystèmes adaptés à nos modes de vie, habitat, lieux de travail, loisirs… « Anne et moi avons toujours été intéressés par les questions d’espace, souligne Patrick Manez. Dans nos photos, nous cherchons à comprendre et à rendre visible comment un paysage est la traduction de la politique d’aménagement d’un territoire. Avec la multiplicité de signes qui les émaillent et qui sont autant d’indices de ce qui se passe sous nos yeux sans forcément qu’on le voie à l’œil nu, les villes sont notre matériau de prédilection pour capter ce substrat… »


Chambre avec vues


Le réel et son gisement d’images pour minerai, Anne Favret et Patrick Manez prennent ainsi la clé du champ pour ouvrir d’autres portes à nos regards. Entre ville et bris de vert, le duo a l’art et la manière de donner des voluptés singulières à ce tropisme périscopique, malgré son approche décapée, sans afféterie, de la photo. Au premier plan de leur esthétique, justesse et rigueur de la composition prédominent, point culminant d’une vision à cru. De ce parti pris des choses, les deux photographes tirent des lignes de mire qui s’avèrent captivantes, au-delà de leur neutralité de façade. Tout se joue en fait à la prise de vue, en grande partie du moins. « Nous travaillons à la chambre, explique Anne Favret, ce qui veut dire à l’ancienne, avec une mécanique optique manuelle posée sur un trépied, dans sa boîte noire. Nous sommes recouverts d’un voile pour qu’elle soit à l’abri de la lumière quand nous prenons la photo… » Idem pour les tirages de leurs clichés : si les négatifs sont développés par des laboratoires, c’est dans son atelier du 109, pôle de cultures contemporaines à Nice, que le couple procède au développement de l’image. L’essentiel de son travail se déroule sous les auspices de l’argentique, en noir et blanc ou en couleurs selon les cas de figure, mais le numérique est parfois là, en embuscade, pour des incursions photographiques équivalentes à des carnets de croquis pour un peintre (voir ci-après). Dégraissée de tout pathos à sensations, leur syntaxe visuelle est également nourrie d'une belle inspiration venue du cinéma. Dans leur panthéon de réalisateurs, reviennent les noms d'Antonioni, Resnais, Rohmer, des frères Larrieu. Des cinéastes qui jouent eux aussi avec les énergies des lieux pour les laisser sourdre dans l’image, comme une décantation des forces invisibles qui nous meuvent, qui régissent nos existences. Matérialisée avec la netteté fixe d’une énigme, c’est cette topographie du réel qui donne aux photos d’Anne Favret et de Patrick Manez une étrange palpitation, leur fascinant foyer de radiations.




Où voir leurs photos ?


Outre les livres consacrés à leur travail et les différents ouvrages thématiques où certains de leurs clichés ont été publiés, retrouvez un inventaire des photos d’Anne Favret et de Patrick Manez sur le site www.documentsdartistes.org.


Plusieurs expositions niçoises sont en outre consacrées à Anne Favret et Patrick Manez. Dès la mi-mars, ils participent à une exposition collective, Les jardins du regard, visible à la Villa Cameline. Au cours de leurs pérégrinations ici et là, leurs focales se sont pointées sur les Baléares, d’où ils ont rapporté des grandes séquences paysagères, montrées au public dans le cadre de cette exposition. En avril, un autre corpus de photos du couple fait l’objet d’un accrochage au sein du show-room de la boutique de design haut de gamme Bel Œil. Il s’agit d’une sélection de leurs clichés numériques issus d’une série d’images prises à Nice, pendant le confinement, qui ont été réunies dans un livre, L’aire de rien, paru aux éditions De l’air. Puis rendez-vous en décembre pour une exposition consacrée à leur fresque Plan B Europe au Forum d’Urbanisme et d’Architecture, à Nice.


Exposition Les jardins du regard à la Villa Cameline, Nice, du 15 mars au 13 avril


Exposition L’aire de rien chez Bel Œil, Nice, avril 2024


Exposition Plan B Europe, Forum d’Urbanisme et d’Architecture de la Ville de Nice, en fin d'année 2024

Parution magazine N°44 (mars, avril, mai)

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